Toto 30 ans, rien que du malheur, Alain Souchon, 1978
Publié le 3 février 2023, par Charles-Erik LabadilleL’album Toto 30 ans, rien que du malheur

Comme le précédent album (Jamais content, 1977) et le suivant (Rame, 1980), Toto 30 ans, rien que du malheur (1978), marque l’apogée de la complicité avec Laurent Voulzy qui signe ici 6 musiques sur 10 (les 4 autres sont d’Alain Souchon).
« Allô maman bobo »…, allô 30 ans Toto, plus exactement 34 en 1978, Alain Souchon est plutôt saturnien dans ce quatrième album, pourtant également consacré puisqu’il sera à nouveau disque d’or… On peut alors se demander ce qui pousse un artiste comblé et reconnu à se complaire dans une morosité qui frise la souffrance ? C’est certainement le fond qui n’est pas bon par nature, qui n’est pas gai par expérience et que l’auteur se doit d’étaler sur la place publique, d’exposer au monde, sorte d’antidote pour ne pas exploser lui-même sous le poids des tourments : Toto 30 ans et rien que du malheur ! Ces quelques mots extraits du « Dégoût » en disent long :
« C’est qu’j’ai l’dégoût L’dégoût d’quoi j’sais pas mais l’dégoût Tout p’tit déjà c’est fou Comm’ tout m’foutait l’dégoût ».
C’est l’infortune dans la fortune, les ratés dans la réussite, l’effondrement dans l’ascension bref, Jamais content notre Alain Souchon, comme il nous l’a avoué l’année précédente ! La pochette, elle aussi, est un peu tragique, toute dans les noirs, les gris et les bleus, les couleurs du spleen, une pochette qui semble déjà nous dire : « Les gars (et les filles…), cette fois, vous n’allez pas rigoler ! ».

Juste pour vous en persuader, regardez la jaquette du Cœur Grenadine de Laurent Voulzy qui sortira l’année suivante (1979) : toute dans les roses, la comparaison est édifiante ! Et en effet, avec ce Toto-là, on ne rigole pas trop : amertume, désespoir, dégoût, désillusion, séparation, fatalité, indifférence, ennui, temps qui passe…, la totale !
Néanmoins, une chanson, « Le bagad de Lann-Bihoué », va parvenir à éclipser le contenu du reste de l’album. Alors, soit qu’elle est véritablement formidable, dans la lignée de titres inoubliables comme « J’ai dix ans », « Bidon », « Allô maman bobo », « Jamais content »…, au point de tout effacer ; soit les 9 autres titres sont moins réussis ; soit peut-être un peu des deux… De cette cuvée 78, seuls « L’amour en fuite », « Papa Mambo », « Toto 30 ans et Le dégoût » arriveront à survivre au passage de la tempête « Lann-Bihoué » !
Gardons « Le Bagad » pour le dessert et voyons ce « reste » justement ou injustement effacé de la mémoire collective.
Frenchy bébé blues, Alain Souchon 1978, tonalité DO majeur

« Frenchy bébé blues » ce n’est pas un blues pour les bébés comme on pourrait le croire mais pour sa baby (en anglais), son bébé, sa petite amie, sa copine, sa femme car ils se sont mariés en 1971 (révélation du magazine Purepeople que nous lisons régulièrement, avec Voici, Gala… car il faut bien se tenir informé !), bref pour sa Françoise, celle qu’il a surnommée Bellotte (non pas le jeu de cartes, il n’y a qu’un « l », mais celle qui est jolie, sa belle quoi !). Mais nous direz-vous, comment savez-vous qu’il s’agit de sa femme puisqu’elle n’est pas directement mentionnée dans ce prétendu hommage ? Ce n’est pas difficile, nous avons mené l’enquête, entre les mots de la chanson, et ces deux vers nous ont éclairé :
« Qui c’est qui lit à Pierr’ Le P’tit Prince Pendant qu’tu fais l’jeun’ homm’ en province ? ».
Eh bien ce Pierre (dont nous reparlerons), c’est l’un des deux enfants du couple ! Comme quoi, il faut bien écouter les paroles des chansons et ne pas simplement se faire bercer par la musique… Bon, signalons également qu’à l’inverse du blues, ce qui est original, c’est que ce n’est pas elle qui part, mais lui qui est souvent en tournées, en galas, et toujours soumis à une tentation facile alors il lui chante : « Un frenchy bébé blues pour dir’ que j’aim’ bien cette fill’ Qu’ell’ est l’palmier soleil dans ma tass’ de camomill’ Qu’ell’ fait ma vie ma maison plus bell’ Que quand ell’ est pas là j’dis Où est-elle ? ».
Frenchy bébé blues, Alain Souchon, 1978, extrait
Quant à la musique, pas d’erreur, c’est bien un blues joué au piano. L’intro, comme dans bien des blues, est un peu sophistiquée : LA7, RÉ/SOL7, DO-RÉm7-RÉ#dim-DO (un temps sur chaque accord), FA-FA#/SOL7. Le reste, en DO, est très classique et construit sur trois accords, les fameux I, IV et V : DO (I), DO, FA (IV), FA, SOL (V) /FA, DO, FA / DO, SOL7, SOL7… Au final, si la musique n’est pas véritablement originale (mais c’est un peu le principe du blues dont la grille typique, rabâchée par tous les bluesmen, leur permet de faire « le bœuf », c’est-à-dire d’improviser entre copains sur cette succession d’accords connue de tous…), la chanson n’en est pas moins sympa et fera un petit succès à l’époque.
Le dégoût, Alain Souchon, Laurent Voulzy
Comme nous le disions au préalable, rien qu’avec son titre sans détours, « Le dégoût » ouvre une sombre série et annonce la couleur : noir d’encre, noir d’amertume, de mal de vivre, de mal-être allant jusqu’au dégoût de soi-même, de son soi-même enfant, de son soi-même adolescent, adulte… La musique artificielle, synthétique, pesante, presque angoissante et alarmante choisie par Laurent Voulzy va dans le même sens dramatique : « Ma musiqu’ électriqu’ Violons vieux plus magiqu’ Tout s’démod’ c’est tragiqu’ ».
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L’amour en fuite, Alain Souchon, Laurent Voulzy, 1978, tonalités FA majeur et LA majeur

Cette chanson a été écrite à la demande de François Truffaut pour son film L’amour en fuite (1979), cinquième film consacré à Antoine Doinel, vous savez avec Claude Jade, Jean-Pierre Léaud qui se font la guerre des sentiments, adultère et compagnie, et premier divorce national par consentement mutuel ! Là encore, nous ne sommes pas dans la réjouissance puisqu’il s’agit des amours qui ne durent pas, des anciens amants qui se déchirent et bien sûr, du temps en fuite… : « On était bell’ imag’ les amoureux fortiches On a monté l’ménag’ l’bonheur à deux j’t’en fiche Vit’ fait les morceaux d’verr’ qui coup’ et ça saign’ La v’là sur l’carr’lag’ la porcelain’ ». Et comme Alain Souchon a l’art de la bonne « chute », il termine « L’amour en fuite » par cette conclusion émouvante et très personnelle : « Tout’ ma vie c’est courir après des chos’ qui s’sauvent Des jeun’ fill’ parfumées des bouquets d’pleurs des roses Ma mèr’ aussi mettait derrièr’ son oreill’ Un’ goutt’ de quelque chos’ qui sentait pareil ».
L’amour en fuite, Alain Souchon, Laurent Voulzy, 1978, extrait
Hormis les « tou tou tou tou tou » (RÉm, SIb, LA4, LA4) de l’intro que nous avons du mal à supporter (Pourquoi ? Peut-être un peu trop variété ?), le reste est plutôt bien ficelé musicalement. Tout d’abord, l’ensemble peut se jouer avec des pompes (battements vers le bas) en croches. Le couplet alterne le RÉm (VIm) et sa résolution LA7 (hors tonalité) puis SOLm (IIm) et sa résolution RÉ7 (hors tonalité) pour revenir au LA4 (III, sans tierce donc bien dans la tonalité de FA majeur). Le début du refrain est très original et surprend avec sa modulation en LA majeur qui reste en suspens et nous perd un peu harmoniquement, d’autant qu’outre les FA#m7 (VIm7), le RÉ (IV) et le LA (I), des LAb7/ RÉb se glissent deux fois dans la grille (accords hors tonalité, tonalité de RÉb très éloignée de celle de LA). Mais toutes les curiosités sont appréciées quand elles ont une fin et le retour en FA pour terminer le refrain : SIb / FA, SOLm (« C’est l’amour en fuite ») rassure.

Et l’avalanche des déplaisirs, du mal-vivre ne s’arrête pas aussi vite…
Lulu, Alain Souchon
Ce sont encore les thèmes de l’amour qui part et de la vie qui passe qui sont exploités… Dans cet interlude désabusé d’1mn 50, la prosodie un peu mélancolique est juste accompagnée par une sorte de Glockenspiel (carillon enfantin). L’existence de Lulu, Alain Souchon la résume à ces quelques mots emplis de désillusion :
« La vie c’est quoi Lulu Qu’est-ce qui t’a plu beaucoup et puis plus ».
J’étais pas là, Alain Souchon
Ça ne s’arrange pas franchement avec cette courte ballade classico-jazzy au piano à queue pour raconter la nonchalance, voir l’indifférence devant ces choses et ces gens qui composent une vie.
Cosy corner, Alain Souchon,
ne rattrape pas vraiment les choses avec son piano bastringue entêtant, ses couplets particulièrement répétitifs pour nous parler de la force de l’habitude, du manque d’inattendu, voire de l’ennui de vivre et nous dire que :
« Toujours le mêm’ air sous l’soleil C’est la mêm’ chanson c’est pareil ».
Nouveau, Alain Souchon, Laurent Voulzy
Si la musique est plus sautillante, elle n’en est pas moins faussement joyeuse et reste particulièrement répétitive pour décrire toutes ces « nouveautés », ces situations connues de tous qui rongent nos sociétés modernes et que l’on doit néanmoins subir. La chanson, qui n’arrive pas à dépasser le premier degré, autant pour les paroles que pour la musique, laisse un peu indifférent et rappelle, en moins bon, Poullailler’s song.
Les deux chansons suivantes « passent » bien mieux car elles sont construites sur un principe qui sera souvent utilisé par la suite par Alain Souchon et Laurent Voulzy : des paroles exigeantes, voire tristes et difficiles relevées par une musique souriante et (ou) rythmée.
Papa mambo (Alain Souchon, Laurent Voulzy), 1978, tonalités de DO majeur et LA majeur

« Papa mambo » est une bonne chanson, mais un peu ratée ! Expliquons-nous. Pour les paroles, le premier degré est encore au rendez-vous, notamment sur le refrain qui ne fait pas dans la dentelle : « On est foutu on mang’ trop Mais qu’est-c’ qu’on f’ra quand on s’ra gros ? On est foutu on mang’ trop Papa Mambo ».
Ici, au lieu que le sens amène la rime (qui arrive alors comme une « chute » cocasse), c’est la rime, censée être drôle, qui dicte un contenu un peu maigrichon. Quel lien y a-t’il entre grossir et Papa mambo ? Le rapprochement peut être déplaisant et l’on se dit qu’à vouloir trop faire rire, on peut également se rater… Dans les couplets, Alain Souchon perd un peu le fil et l’auditoire en envisageant trois cas qui ne sont pas forcément typiques du « devenir gros » : le premier, celui du révolutionnaire (dès le début de la chanson, l’allusion peut d’ailleurs rester énigmatique tant le rapport est éloigné entre la révolution et l’embonpoint), puis celui du navigateur et du chanteur. Il semble que le sourire aurait été un meilleur vecteur, voire l’autodérision qui permet d’aller plus loin sans être blessant vis-à-vis des autres : c’est le choix qu’a fait Stéphane Sanseverino dans « Maigrir » où, cette fois, la finalité de l’acte devient évidente et donc drôle car on se moque de soi pour avoir cette idée bien sotte : vouloir maigrir à tout prix. Néanmoins, on peut remarquer au passage certaines allitérations très réussies du sieur Souchon :
« Nous v’là jolis nous v’là beaux Tout empâtés patauds par les pâtés les gâteaux […] Ankylosés soumis sous les kilos de calories ».
Papa mambo, Alain Souchon, Laurent Voulzy, 1978, extrait
Du point de vue musical, l’ensemble se tient bien et la progression qui mène au moment fort, le passage salsa et le refrain, est même très réussie. Mais pourquoi avoir répété à n’en plus finir le refrain ponctué par ce « Papa mambo » (RÉ6, LA7), à nous en donner presque une indigestion ? La rythmique salsa se prêtait particulièrement bien à une envolée musicale, avec moultes percussions et, par exemple, un chorus had hoc et prestissimo de guitare acoustique ou électrique comme on peut en entendre, entre autres, dans certaines musiques de Bernard Lavilliers !
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Toto 30 ans, rien que du malheur, Alain Souchon, Laurent Voulzy, 1978, tonalité de RÉ majeur

Autre chanson réussie, pleine d’autodérision et qui commence très fort sur un picking bien country : « Tout commenc’ un sal’ matin Dans l’miroir d’un’ sall’ de bains ». Pas besoin de longs discours, nous voilà plongés dans le spleen du corps qui change et, bien entendu, pas en mieux avec le temps qui passe… On appelle ça aussi le vieillissement et mieux vaut en sourire qu’en pleurer ! Et pour Alain Souchon, certainement plus soucieux que la moyenne, ce mélodrame « vieillesse » commence bien tôt, 30 ans, mon Toto : « Maintenant qu’tu ris moins fort Tu vas dégouliner sans fair’ d’effort Arrêtez ça va trop vit’ J’deviens tout mou d’partout Ça s’précipit’ ».
Toto 30 ans, rien que du malheur, 1978, extrait
Pour cacher cette dégénérescence annoncée depuis le plus jeune âge : « Trent’ ans trent’ ans l’âg’ mûr Où l’on s’aperçoit qu’on peut pas compter sur L’élasticité du tissu c’est sûr », la mélodie est jolie et la musique se fait alerte. La construction harmonique, à l’origine de la diversité du morceau, est riche et utilise 6 accords sur 7 de la gamme de RÉ majeur ainsi que des accords de passage (7ème diminués, chromatismes). Le début de couplet est un I IV V7 (RÉ, LA7, SOL)… ; puis on module délicatement en mineur (nombreux accords) jusqu’aux gémissements des petits fantômes qui arrivent sur un SIm (VIm) alterné avec deux accords 7ème diminuée bien tristounets (oh oh… oh oh…) car c’est la mort qui approche ! Enfin, tout comme l’intro et son gimmick très country avec la guitare accordée en RÉ (open tuning D G D G B D), la conclusion est originale avec sa descente chromatique d’accords : SOLm (Hors tonalité), FA#m7 (IIIm7), FA7 (Ht), MIm7 (IIm7), MIb7 (Ht) qui se conclut par un splendide RÉ7M (I). À noter qu’Alain Souchon termine son chant par un do#, donc par cette très belle « septième majeure » contenue dans l’accord !
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Le bagad de Lann-Bihoué, Alain Souchon, Laurent Voulzy, 1978, tonalité DO majeur
« Le Bagad de Lann-Bihoué » débute le disque mais aurait pu tout aussi bien le conclure car, à lui seul, il résume l’esprit du reste de l’album dont le contenu, par le fait, c’est retrouvé quelque peu éclipsé comme nous l’avons déjà dit… Il faut dire que c’est une longue progression (presque 8 minutes), une lente montée en puissance qui se termine en véritable apothéose. Le titre est d’ailleurs repris en fin d’opus, mais l’effet n’est pas le même. Pas besoin d’en ajouter plus aux premiers mots particulièrement désabusés, nous savons que nous sommes dans la désillusion, le désenchantement, l’amertume, le dégoût, la tristesse, bref tous ces thèmes qui se résument à « rien que du malheur » et que l’on retrouve évoqués dans les autres chansons de l’album.
Tu la voyais pas comm’ ça ta vie Pas d’attaché-cas’ quand t’étais p’tit <br/>
Ton corps enfermé costum’ crétin T’imaginais pas j’sais bien <br/>
Moi aussi j’en ai rêvé des rêv’ tant pis Tu la voyais grand’ mais c’est un’ tout’ petit’ vie
Tout d’abord, Alain Souchon dialogue avec un de ses « héros » ordinaires, un homme privé de ses rêves de jeunesse par la bête vie. Mais Alain Souchon s’identifie vite à son personnage, se rappelle sa propre enfance où il passait ses vacances en Bretagne et revoit ces bagad paradant dans les villes côtières. L’auteur décide donc que ce monsieur tout le monde sera Breton et ses rêves brisés : ne pas avoir pu intégrer une formation militaire et musicale formée de section de bombardes, de cornemuses et de tambours écossais. Et, pour Alain Souchon, le plus remarquable de ces ensembles, c’est le bagad de la Marine nationale de la base d’aéronautique navale de Lann-Bihoué (vers Lorient), fait de marins-musiciens qui défilent pour jouer la musique traditionnelle et voyagent à l’autre bout du monde.

Le bagad de Lann Bihoué, Alain Souchon, Laurent Voulzy, 1978, extrait
Le morceau est construit comme une lente ascension suivie par la voix qui arrive à son paroxysme sur le refrain dansé (an dro) : séquence d’intro et section de cuivres veloutés sur les 8 premières mesures LAm7 (VIm), FA7M (IV), SOL7 (V7)… ; séquence de 6 mesures avec la voix d’un chanteur accablé : LAm7, FA7M, SOL7… ; séquence de 8 mesures avec le chant plus soutenu mais encore nostalgique : LAm, MIm (IIIm), FA… ; séquence de transition de 4 mesures où le ton monte (Tu la voyais pas comm’ ça frérot…) : FA, RÉ7 (résolution), SOL (V) MI7 (résolution) ; final effréné de 14 mesures et plus (Dentell’ premièr’, arrivée des cornemuses…) : 4 mesures de LA (hors tonalité, court passage en LA majeur) et modulation en FA majeur pour terminer la séquence : DO (V), FA (I), SIb (IV). Grâce à ses paroles intelligentes et à la finesse de sa musique, le « Bagad de Lann Bihoué » est une petite révolution dans le monde de la chanson française et ce titre phare (normal, nous sommes en Bretagne) va, par la même occasion porter l’album Toto 30 ans, rien que du malheur.
