Le Coeur grenadine, Laurent Voulzy 1979
Publié le 23 février 2023, par Charles-Erik LabadilleL'album Le coeur grenadine

Le Cœur grenadine, c’est le titre d’une chanson mais aussi celui de l’album éponyme, et pas n’importe quel album car c’est le premier de Laurent Voulzy, paru chez RCA en 1979. En effet, c’est sous forme de single que sont sortis précédemment les deux titres qui ont apporté la notoriété au chanteur, « Rockollection » en 1977 et « Bubble star » en 1978.
L’auteur-compositeur, tout juste 31 ans, pressé par le succès et peut-être la crainte d’une « gloire éphémère » (« Bubble star »…) a-t-il sorti cet album à la hâte pour surfer sur « sa vague » ? Allez savoir, mais l’histoire nous a dit qu’il fallait du temps au minutieux monsieur Voulzy pour donner le meilleur de lui-même… Il en résulte que l’album n’est pas mauvais, non, juste un peu court (8 morceaux) et surtout composite, caractéristique d’un artiste qui cherche encore où poser ses valises. Néanmoins, ce disque annonce tout ce qui fera l’originalité du chanteur qui confirmera plus tard ses talents de mélodiste avec de belles compositions comme comme « Belle-Île-en-Mer » (1985), « Song of you » (1987), « Le soleil donne » (1988), avant de toucher la perfection avec l’album Caché derrière (1992)…

Il y a donc de la « variété » dans ce disque qu’on n’irait pas jusqu’à qualifier d’hétérogène, quoi que… C’est que le choix des 8 morceaux rassemblés sur le vinyle n’a certainement pas été facile et montre que Laurent Voulzy, un habitué des « singles », est encore mal à l’aise avec ce format plus long. Conséquence : deux premiers titres bien moins aboutis que les autres nous semblent jouer les bouche-trous dans un 33 tours qu’il a fallu coûte que coûte réussir à remplir.
En tini, Laurent Voulzy, Alain Souchon,
est un reggae sur deux accords, très monotone, très long (4 min 05, de quoi combler quelques sillons !) et aux paroles un peu fourre-tout qui rappellent les origines antillaise du chanteur. « En tini » qui, a priori, signifie « Avoir » en créole a en effet permis à Alain Souchon (l’auteur) de belles énumérations qui donc n’en finissent pas… …de passer du coq à l’âne : avoir une papaye, avoir un chapeau d’paille, avoir la mer, etc… Néanmoins, on peut reconnaître également un petit côté avant-gardiste à la chanson car le reggae en langue française est une nouveauté à l’époque : on doit son introduction dans l’hexagone à Serge Gainsbourg, avec « Marilou reggae » (1976, L’homme à la tête de choux) et surtout avec Aux armes et caetera (1979), premier album de reggae français. Laurent Voulzy n’est donc pas en retard avec son « En tini » qui sort également en 1979.
Qui est in qui est out, Serge Gainsbourg
Toujours dans les pas du même Gainsbourg et certainement dans l’urgence, la star montante (comme une bulle…) va refermer une seconde brèche de son album avec cette reprise disco dont, pour notre part, nous nous serions bien passé.
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Lucienne est américaine, Laurent Voulzy, Alain Souchon
On passe ensuite à un registre plus solide, avec « Lucienne est américaine » et « Hé ! P’tit’ blonde ». Ça commence à sentir le « Voulzy », belle voix claire et qui swingue, mélodie sympa, belles harmonies et singularité des refrains qui font vraiment décoller les chansons (une caractéristique du compositeur). Mais il y a aussi à redire à droite à gauche : des riffs d’entrée très personnels mais trop lourds, des arrangements un peu vieillis, des chœurs qui n’ont pas encore atteint la perfection, et surtout pour « Lucienne », des paroles peu édifiantes qui n’arrivent pas à nous attacher à l’héroïne présentée. Certes, Alain Souchon a compris ce qu’est une écriture dynamique et incisive calquée sur des phrasés musicaux très rythmiques. Encore faut-il que ses mots véhiculent un contenu attachant, ce qui n’est pas vraiment le cas ici. On n’accroche sans doute pas parce que rien ne nous indique pourquoi Lucienne est américaine, sinon cette rime et ce rapprochement contestables entre un prénom démodé et un pays considéré comme à la pointe du modernisme.
Hé ! P’tite blonde, Laurent Voulzy, Alain Souchon
Hé ! P’tite blonde n’est pas non plus une chanson déplaisante. Certes on peut apprécier ou moins ce rock avec guitares au son rockabilly un peu dépassé, mais c’est une autre question. Et puis le refrain vient gommer efficacement ce côté rétro certes voulu mais qui, à force, peut gêner. Ce qui peut gêner également, c’est ce discours plutôt superficiel et exclusif, systématiquement centré sur les « jolies demoiselles » (les « Jolies Parisiennes », comme les appellera Alain Souchon lors du concert live de 2016) : « Hé ! P’tit’ blonde » mais aussi « Lucienne est américaine », « Cocktail chez mad’moiselle », « Grimaud », « Le cœur Grenadine », « Karin Redinger », 6 chansons sur 8 sur les filles, ça devient presque de l’obsession ! Alors lorsque l’on entend « La p’tit’ blond’ que j’visais là-bas derrièr’ le bar… », on pourrait éprouver un petit sentiment de saturation et s’entendre dire « Ça fait pas pipi loin… ». Heureusement, l’affaire est cette fois déclinée avec humour, ce qui fait mieux passer la pilule :
« Ils déboul’ à quinz hyper sapé infect Etaler leur frim’ dans la soirée select
Attention les nanas dragouzi dragouza J’vous emmèn’ ma chérie dans le jet à papa
La p’tit’ blond’ que j’visais là-bas derrièr’ le bar C’était sûr ell’ se pâm’ dans la villa des dollars »
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Coktail chez...

Coktail par FCattelain
Coktail chez mad’moiselle, Laurent Voulzy, Alain Souchon
Et si on montait encore une ou deux marches. Une, deux…, voilà c’est fait et nous entrons dans le quarté gagnant avec deux nouveaux titres, Coktail chez madmoisell’ et Grimaud. Avec Coktail, on n’échappe pas, une fois encore, au jeu du gars et de la souris, au discours amoureux transi, même s’il prend ici un ton un rien condescendant :
« Bon! Maint’nant tu vois y’en a marr’ jeun’ fill’ J’veux t’embrasser
Tu peux leur dire bonsoir jeun’ fill’ Fais les dégager
Moi j’suis v’nu pour intimité… »
Coktail chez mademoiselle, Laurent Voulzy, Alain Souchon, extrait
Mais au-delà des paroles, de cette soirée branchée où des jeunes gens s’amusent plus ou moins, il y a cette musique délicieusement jazzy qui enrobe parfaitement les lumières tamisées, les couples qui dansent, le champagne qui pétille et les « dévastés » qui cuvent ou sommeillent. « Coktail chez mademoiselle » est donc une longue (6 min 38) balade jazz-cool (SOLm, DOm7, MIb7M…), prétexte, au final, à « jammer », guitares et Fender Rhodes…

Grimaud, Laurent Voulzy
Grimaud, Laurent Voulzy, extrait
Dans un autre style (plutôt country), la chanson nous entraîne sur les routes de France, de Paris à Grimaud (Var, entre Antibes et Hyères). Sur le thème récurrent des filles ou plutôt des petites copines, ce road-movie en LA (LA, RÉ7M, LA/si, MI…) suit le rythme de la grosse caisse qui marque les temps comme une locomotive avalant les traverses de chemin de fer. L’originalité ici c’est que la voix « emballée » (mais toujours contrôlée) de Laurent Voulzy suit cette même cadence endiablée qui roule, roule à Grimaud… Les autres marques de fabrique du chanteur sont également là : outre cette voix immatérielle et haut perchée portée par l’harmonie légère, il y a ces guitares « questions-réponses », panoramiques droite-gauche très caractéristiques, cette musique aux influences anglo-saxonnes, ces couplets qui entraînent et ces refrains qui élèvent. Mais ici, il faut signaler qu’il y a également un texte pas vilain qu’on doit, une fois n’est pas coutume, à la main… …du compositeur. Donc, après avoir remercié Alain Souchon pour s’être parfaitement adapté à la musique de son ami, on peut maintenant féliciter Laurent Voulzy pour ses efforts faits pour rejoindre son collaborateur au club très fermé des bons auteurs :
« Deux balcons je m’endors devant la grand’ toil’ On finit dans un club jusqu’à plus d’étoil’
Ell’ sait bien que demain on mettra les voil’ Un p’tit cœur ça sent bien quand vient le mistral »
Allez, comme à Cannes, il est temps de gravir les dernières marches pour atteindre les deux titres qui ont largement été plébiscités par le public : « Le cœur grenadine » et « Karin Redinger ». Cette réussite a d’ailleurs conduit à la reprise d’une bonne moitié des titres de l’album sur le CD Belle-Île-en Mer 1977 / 1988 paru en 1998.
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Les Grenadines
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Le Cœur grenadine, Laurent Voulzy, Alain Souchon, tonalité Sol majeur

Sirop de… par Cuisinetudiant
Le Coeur grenadine, L. Voulzy / A. Souchon 1979, extrait
Alors « Qu’en Tini » ne nous semble pas servir particulièrement bien les origines créoles de Laurent Voulzy, en revanche, « Le Cœur grenadine » traduit au mieux son faux passé antillais. En effet, si ses parents, Marie-Louise Voulzy et Lucien Gerville-Réache, sont bien natifs de la Guadeloupe, lui, comme le précise Souchon, est « né dans l’gris par accident », dans le 18e arrondissement de Paris plus précisément. La chanson se conjugue donc comme une sorte de regret doux, celui d’un « pays sucré », comme un rêve très personnel qu’on laisse dans ses « tiroirs », dans son « sommeil », avec un des thèmes favoris d’Alain et de Laurent, celui du petit bateau à voile, glissant cette fois « sous l’vent tropical ».
« Le Cœur grenadine » donc… De prime abord, le titre fait plutôt penser à la boisson enfantine, nouveau petit plaisir que pourrait s’offrir Souchon en nous entraînant vers un de ses jeunes héros à la Sempé, à la Louis Pergaud-Yves Robert : Petit Nicolas, Ah ben si j’aurais su…, j’ai dix ans, allô maman bobo…

Grenades par l’académie du goût
Eh bien non ! Il ne s’agit pas de cette grenadine-là. Il s’agit de Saint-Vincent-et-les-Grenadines mais qui tirent tout de même leur nom de plantes aux fruits riches en grains. Les petites Grenade (les Grenadines), car dans le même coin il y a Grenade, ont un nom qui vient du latin granata signifiant grains, ici sous-entendu granata terra : « terre riche en grains ». Ainsi l’île de Grenade est aussi surnommée « l’île aux épices » pour ses nombreux « grains », clous de girofle, macis, noix de muscade… Et pour revenir au grenadier, si le nom scientifique de cet arbuste est aujourd’hui Punica granatum, il a également été appelé granatum malum : pomme à grains car la grenade renferme de nombreux petits fruits rouge vifs pulpeux (arilles dont on tire la grenadine) avec une graine au centre.
Donc pas de grenadine au goûter, mais pour le dessert, nous pourrions bien prendre un petit cours de géographie (après la botanique…) car nos auteurs-compositeurs semblent vouloir nous entraîner dans des contrées souvent mal connues d’un bon nombre d’entre nous. Et peut-être bien d’eux-mêmes, puisque Laurent Voulzy ne découvrira les Antilles qu’à 35 ans, soit 4 ans après avoir écrit « le Cœur grenadine », ce qu’il avoue dans la chanson : « Tout mon cœur est resté là-bas Dans c’pays qu’connais pas »,
et aussi à Élodie Suigo lors d’une interview pour France info (10 août 2021) :
J'ai été conçu là-bas et je suis né à Paris. J'ai connu la Guadeloupe à 35 ans pour différentes raisons familiales et économiques. Quand on fait Le cœur grenadine, j'ai 31 ans. Alain écrit le texte en connaissant ma vie, bien sûr, on en avait déjà parlé, notamment de mon pays d'origine. On se connaissait déjà depuis cinq ans. Alain fait le texte et m'appelle en me disant qu'il a une idée de chanson pour moi : « Que penses-tu de 'cœur grenadine' ? » C'est très joli…
…On fait la chanson prévue pour être la face B du maxi 45 tours de Bubble Star. Finalement, on l'a gardée pour l'album d'après…
…Le lendemain de mon arrivée, je suis parti tout seul dans la ville de Sainte-Anne. J'avais les larmes qui coulaient, parce que j'ai ressenti des odeurs de cuisine, des choses que j'avais senties chez moi, ma mère faisant de temps en temps des plats antillais. J'entendais parler créole, je voyais la démarche des gens et je reconnaissais des choses, des odeurs, que j'avais senties ou pas senties, mais qui étaient en moi. C'était très bouleversant et encore aujourd'hui, quand je retourne là-bas, je ressens un peu la même chose, c'est-à-dire que j'ai tellement entendu parler des Antilles jusqu'à très tard dans ma vie sans les connaître, que c'était comme une légende pour moi. Donc quand je vais là-bas, j'ai une double vue, une vue d'être là sur place, de profiter du moment et aussi une vue "légendaire".


Le mer des Caraïbes par Google Map 2023
Alors, Caraïbes, Antilles, Grandes ou Petites, créoles, archipels, Guadeloupe, Karukera, Marie-Galante, Saint-Vincent, les Grenadines… puisqu’on en reprendra une couche en 1985 avec « Belle-Île-en-Mer », mieux vaut préciser les choses et les lieux, pour nous qui n’avons pas eu la chance d’y aller :
Il faut d’abord s’imaginer (sur un petit voilier ?) entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud. La mer des Caraïbes est située au sud du golfe du Mexique et donc à l’est de l’Amérique centrale. Elle est limitée : au nord par les archipels des Grandes Antilles alignés ouest/est avec Cuba, Haïti, la République dominicaine, la Jamaïque, Porto Rico… ; à l’est (côté océan Atlantique) par l’archipel des Petites Antilles aligné nord/sud depuis Porto-Rico jusqu’au continent sud-américain (Venezuela) avec, entres autres, la Guadeloupe, la Martinique, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, la Barbade, Grenade, Trinité et Tobago…
Quant à ces Karukera et Marie-Galante évoqués dans Belle-Île (situé pour sa part en Bretagne, au sud du Golfe du Morbihan), il s’agit de l’île principale de l’archipel de Guadeloupe en forme de papillon (karukera) avec deux « ailes », Basse-Terre à l’ouest et Grande-Terre à l’est ; et d’une importante dépendance, l’île de Marie-Galante située au sud-est de karukera.
Alors, ces points posés sur la carte et le sextant à l’œil, nous voici enfin prêts à partir pour les Grenadines, cap à l’ouest. Et là, tour de passe-passe à la Voulzy-Souchon, il ne s’agit plus d’être tout simplement là-bas, il ne s’agit plus du regret des racines méconnues, de grand amour désintéressé pour ses origines perdues, d’un besoin pressant de la patrie lointaine, mais de vouloir « tell’ment tell’ment Tell’ment êtr’ là-bas avec toi », donc d’un désir sensuel et d’un manque : « Faudrait ma peau ta peau toucher », « T’es loin t’es tell’ment loin de moi », « Tout mouillé ton corps », « Faudrait tout’ la nuit du plaisir »…
« Le cœur Grenadine », c’est donc de la grande amour… et de la plus petite ! Plus besoin de sortir la coquill’ de noix pour partir aux îles. Cet éloignement, ce manque, tout le monde les a à la maison, ou alors pas très loin. Ce passage du propos géographique universel à des considérations amoureuses plus personnelles et terre à terre se fait avec maestria en seulement deux vers :
« J’ai laissé sur un’ planisphèr’ entre Capricorn’ et Cancer Des points entourés d’eau des îl’s Un’ fill’ au corps immobil’ ».
Le Coeur grenadine, picking. Démo Salvéda 2023
À cette qualité du texte, il faut ajouter une valeur incontestable de la musique : dans sa généralité, c’est une sorte de sirop doux, dans le bon sens du terme, très suave, très « grenadine », avec un balancement sucré, un groove, un tangage léger qui va bien au pays qu’elle souhaite magnifier (l’arpège « picking » convient parfaitement pour interpréter le titre, voir la tablature qui suit). L’utilisation d’accords septièmes majeurs renforce la couleur smooth jazz qu’a le morceau.

Sonorité particulière des accords septièmes majeurs

Les accords septièmes majeurs sont des accords à 4 sons, donc obligatoirement plus « dissonants » que les accords « classiques » à 3 sons, comme Do majeur, La mineur, etc… Ce sont des accords septièmes, mais moins courants que les autres accords septièmes plus « classiques » dont la septième est mineure et qui sont notés par exemple Do7, Ré7… Dans notre cas, la septième est majeure et l’accord est noté Do7M, Ré7M.
Résumé : Les accords 7M (septèmes majeurs) sont des accords un peu dissonants, utilisés en particulier dans le jazz.


Dans « le Cœur Grenadine », Laurent Voulzy utilise les accords suivants (à 3 ou 4 sons) de la gamme de SOL : SOL (I) LAm (IIm) SIm7 (IIIm) DO7M (IV7M) RÉ (V). Il utilise également le MI et le FA# mais sous leurs formes majeures qui « sortent » donc de la tonalité de SOL (où ils devraient être mineurs, VIm, VIIm7/5b).
Le mélange d’accords majeurs et mineurs, ni blanc ni noir, donc en demi-teinte contribue au côté langoureux du morceau renforcé par l’emploi du DO7M. Cet accord est largement utilisé dans le break de fin de couplet (3 mesures consécutives) et aussi dans la « descente » du refrain (2 mesures) : « J’en pass’ j’en pass’ j’en pass’ des nuits… » DO7M, DO7M, SIm7, SIm7, LAm7, LAm7… dont il renforce l’effet nostalgique.
Signalons enfin tout l’intérêt de la suite d’accords utilisée pour commencer et finir le morceau. Il s’agit d’une sorte d’anatole (voir le morceau suivant) lent sur 4 mesures : SOL SIm7 DO LAm7/RÉ (I IIIm IV IIm/V). C’est sur lui que se construit l’important début du thème mélodique (l’air de la chanson dont on se souviendra) et, joué en boucle, il permet l’impro finale du chant qui peut alors, comme on plante un clou, répéter le fameux gimmick « J’ai le Cœur grenadine… ».
Karin Redinger, Laurent Voulzy, Alain Souchon, tonalité Sol majeur

Partition de Karin Redinger. Musée de la SACEM
Karin Redinger, L. Voulzy / A. Souchon, extrait
Voilà une seconde chanson excellente, autant pour les paroles que pour la musique, du grand Souchon-Voulzy.
S’il s’agit encore d’une histoire de fille, celle-là est très originale, à la fois tendre et pleine d’humour. Cette fois, c’est la situation en elle-même qui est cocasse : lors d’une croisière (sur le Mississipi), un gars (en l’occurrence Voulzy) est littéralement dragué par une jeune mariée, la dite Karin Redinger. Le récit, raconté avec moult détails comme pour faire authentique, est-il vraiment vrai ? Seuls les intéressés peuvent répondre mais nous pensons ne pas avoir étés les seuls à ne jamais avoir été confrontés à de telles avances ! Donc mytho ? Peut-être pas car le statut de chanteur vedette peut changer bien des choses. N’est-ce pas le même Lolo qui affirmait dans « Bubble Star » :
« J’fais des min’s aux minett’s Toujours complet ça c’est beau dans mon dodo » ?
Son acolyte Souchon remettra même le couvert en 1999 avec « Le baiser » dont la thématique est assez proche :
Je chant’ un baiser Je chant’ un baiser osé Sur mes lèvres déposé Par un’ inconnue que j’ai croisée.
Et de conclure :
Ell’ est repartie Un air lassé de rein’ alanguie Sur la digu’ un petit point parti Dans l’audi de son mari.


Un Steamer par Natchez et la Tamise par Wikipedia
Un peu mytho ? Le même Lolo affirmera que la rencontre a bien eu lieu en 74, mais plus dans le gris, à Londres sur Tamise…
En définitive, vrai ou pas vrai, qu’importe…, car la chanson, elle, existe, est drôle, et que les chansons drôles, elles ne sont pas si courantes que ça non plus ! Le comique est d’ailleurs construit, comme dans certaines séries policières, sur une opposition de caractère : d’un côté la jeune épousée envahissante ; de l’autre l’énamouré un peu récalcitrant, un peu gêné et même compatissant pour le mari ! De quoi offrir à Souchon quelques bonnes tirades dont il a le secret : « Votr’ lun’ de miel au fil de l’eau Vous veniez l’matin très tôt et viv’ l’amour en bateau Endormi l’petit mari sur l’Mississipi Vous étiez quand mêm’ un peu gonflée de m’apporter mon café ». Et le poète de conclure : « Karin Redinger Arrêtez d’m’envoyer des fleurs J’ai un’ femm’ à Paris et vous un gentil mari Cessons-là cett’ musical’ comédie ».
Alors vrai ou faux, ce n’est pas l’essentiel… Le principal est dans le fantasme, le désir inavoué : qui d’entre nous n’a pas rêvé d’être abordé par une belle inconnue ? On retrouve là, dit d’une autre façon, le thème des « Passantes » de Georges Brassens et Antoine Pol :
Mais si l'on a manqué sa vie On songe avec un peu d'envie
À tous ces bonheurs entrevus Aux baisers qu'on n'osa pas prendre
Aux cœurs qui doivent vous attendre Aux yeux qu'on n'a jamais revus
Et, pour finir, qui ne serait pas attendri devant la valse-hésitation du garçon qui avoue, pour conclure cette passade qu’il a « déjà quelqu’un dans [son] cœur » ? Faiblesse et force de l’être…

Karin Redinger, renversements proposés en La. Démo Salvéda 2023
Sur les plans harmoniques et mélodiques, « Karin Redinger » est un petit bijou, un petit bijou un peu compliqué… Le morceau original est en SOL majeur. Pour des raisons vocales et de facilité de jeu à la guitare, nous vous proposons d’analyser une version un ton plus haut, en LA majeur. Le morceau comporte 4 thèmes : trois couplets différents et un pont. C’est un swing rapide qui peut être joué en pompes, donc avec des battements vers le bas en noires : le côté jazzy vient d’abord de là. La difficulté est liée au tempo rapide et au changement d’accords en général tous les deux temps (2 accords par mesure).
Pour une meilleure compréhension, voici les accords possibles dans la tonalité de LA majeur :
LA7M (I7M) SIm7 (IIm7) DO#m7 (IIIm7) RÉ7M (IV7M) MI7 (V7) FA#m7 (VIm7) SOL#m7)5b (VIIm7/5b)
L’introduction, sorte de récitatif chanté est entièrement construite sur 4 de ces accords :
DO#m7 (IIIm7) FA#m7 (VIm7) RÉ (IV) RÉ Mi (V).
Le morceau commence par une séquence essentielle de 4 accords joués sur deux mesures qui reviendront souvent au cours du morceau et forment donc sa structure de base :
SIm7 (IIm7) / MI (V) LA7M (I7M) / FA#m7 (VIm7), parfois également jouée LA7M / MI LA7M / FA#m7 par Laurent Voulzy.
Cette succession d’accord est encore une sorte d’anatole (II V I VI), sur lequel se construit la mélodie principale. Il semble donc temps de creuser un peu plus cette notion musicale.
Les anatoles

Un anatole est un enchaînement d’accords, toujours les mêmes, construits sur certains degrés (notes) de la gamme choisie (qui donne la tonalité du morceau). L’anatole le plus fréquent, le « vrai » anatole pourrait-on dire, est celui construit sur les degrés : I VI II V. Par exemple, dans le ton de Do majeur, c’est Do (Ier degré) Lam (VIe degré) Rém (IIe degré) Sol (Ve degré). Le célèbre Canon de Pachelbel est un anatole.

Continuons avec « Karin Redinger ». À la 4ème mesure du deuxième couplet, le morceau change de tonalité par l’intermédiaire d’un LA 7 qui amène un nouvel anatole II V I VI, mais cette fois en DO : RÉm7 (IIm7) / SOL7 (V7) DO7M (I7M) / LAm7 (VIm7). L’exercice suivant, pour Voulzy, consiste à récupérer la tonalité d’origine en fin de couplet. Il se livre alors à un véritable exercice d’équilibre en 5 mesures et l’on se demande comment cette succession d’accords plus ou moins improbables arrive encore, tout en quittant le ton de DO pour retrouver celui de LA, à porter la mélodie :
DO / DO7 FAm7 / SIb7 MIb7M / MIb7dim FA#m7 / SOL#7 DO#7 / MI. Mais ça fonctionne et donc bravo le funambule !
Nous voici revenu en LA, à l’anatole de départ dans ce troisième couplet dont la fin est néanmoins différente de celles des deux premiers.
Puis vient le pont, au cas où l’ennui s’installerait chez l’auditeur (!), avec l’arrivée de deux petites trouvailles jazzy déjà utilisées dans des morceaux précédents (« Y’a d’la rumba dans l’air » notamment) : il s’agit de descentes chromatiques de basses d’abord en FA#m : FA#m / FA#m7M FA#m7 / FA#m6 (contre-chant : fa# – fa – mi – mib) ; puis en LA : LA / LA7M LA7 FA#m (contre-chant : la – sol# – sol – fa#). C’est d’ailleurs pour leur « proximité » d’exécution à la guitare, qu’entre autres, nous avons choisi la tonalité de La majeur, ce ton évitant les grands déplacements de la main gauche sur le manche (et, en plus, facilite la réalisation des deux anatoles).
Ensuite, c’est beaucoup plus simple, il n’y a plus qu’à rejouer le tout : couplet 1, couplet 2 et couplet 3 deux fois pour terminer !
Pour conclure, la question de la tonalité mérite d’être abordée à nouveau car son choix est crucial pour chaque interprète et des « dispositions » vocales. La version originale est en SOL mais avertissons les amateurs, ça monte et ça descend fort au niveau de la voix, encore pire que pour « Le cœur grenadine ». C’est pourquoi le ton de LA, avec de nouveaux doigtés (renversements d’accords) peut être intéressant car il permet plusieurs possibilités, en fonction de chaque type de voix. Les hommes « normaux » (c’est-à-dire un peu limités vocalement, tout le monde ne s’appelle pas Voulzy…) pourront jouer cette tonalité (et ses accords) montée en RÉ avec un capo à la 5e case (- 2 tons et demi) ou en MI avec un capo à la 7e case (- 1 ton et demi), la voix masculine fonctionne bien dans ces deux tonalités. Pour les filles (alti et sopranes), SOL convient bien mais les doigtés du ton de LA sont impossibles à jouer (capo à la 10e case !). Ou alors, il faudrait accorder la guitare un ton plus bas (D G C F A D), technique, il faut l’avouer, un peu fastidieuse. Alors cette tonalité de LA, jouée sans capo (+ 1 ton), offre une bonne alternative car elle convient bien aux filles, ainsi qu’à des hommes à voix plutôt basses. Elle permet enfin, comme nous l’avons dit, de faciliter le passage des renversements et des successions d’accords : n’oublions pas que le tempo est soutenu (143) et qu’en général, il y a deux accords par mesure, donc, pour les guitaristes-chanteurs, il n’y a pas trop le temps de rêver à Karin Redinger…, dommage !