La vie Théodore, Alain Souchon 2005
Publié le 23 juillet 2023, par Charles-Erik Labadille
La vie Théodore...
L’album La vie Théodore

Théodore monod par le CNRS
Alain Souchon a pris des cours chez Laurent Voulzy, il prend son temps dorénavant… Presque 6 ans après Au ras des pâquerettes, la sortie de ce onzième album était très attendue et La vie Théodore va être plébiscité comme il se doit par les fans en grand manque et en grand nombre ! Théodore, nous allons en reparler, c’est Théodore Monod. La quiétude, la simplicité, la curiosité et la démarche contemplative de ce savant humaniste disparu 5 ans auparavant attirent Alain Souchon qui souhaite lui rendre hommage au travers de ce nouvel opus. En effet, l’auteur, la soixantaine passée et, comme bien des artistes, une vie bien remplie derrière lui, semble désormais aspirer plus à une existence guidée par le calme et l’introspection que par l’agitation et la vacuité d’un monde urbain qu’il fustige de plus en plus. Cette déchirure plus ouverte avec l’âge, cette démarche moins sûre est peut-être à l’origine d’un disque « éparpillé », surtout sur le plan musical, et c’est sans doute là sa plus grande faiblesse. On a l’impression qu’Alain Souchon pioche dans les genres musicaux au gré de son humeur, de sa fantaisie : électro-disco avec « Putain ça penche », chicano avec « L’île du dédain », reggae avec « En collant l’oreille sur l’appareil », balade voulziesque avec « À cause d’elle », folk avec « Lisa », valse avec « Le marin »…, il faut avouer qu’on s’y perd un peu dans tous ces styles qui s’enchaînent sans transition, les arrangements au tout venant de Michel Cœuriot n’arrangeant guère les choses…, non pas qu’ils soient mauvais, non, juste disparates eux aussi.
C’est peut-être le moment de le souligner, mais dans l’ensemble les albums d’Alain Souchon n’ont jamais d’unité, d’ambiance particulière qui vous font entrer dans un paysage, vous le font visiter, vous bercent pendant une trentaine de minutes sans qu’un ou deux coups de klaxon, une sirène de police et la chasse d’eau tirée par les voisins ne viennent vous réveiller ! Pourtant, on partirait bien avec Théodore pour un voyage plus long… Il semble donc que le chanteur ait opté pour un choix inverse, qui consiste à juxtaposer des séquences sans lien évident, comme ces Tranches de vie chères au dessinateur Frank Margerin, des fragments d’existence comme vus au travers d’un kaléidoscope, images qui, une fois recomposées, pourront montrer la diversité de notre monde. Si nous adhérons sans réserve à ce point de vue pour ce qui est des paroles, nous restons beaucoup plus réservés quant à son application à la musique.
Ceci mis à part, La vie Théodore est un bon album : il y a là un Alain Souchon rebelle et contestataire dans « Et si en plus y’a personne », « En collant l’oreille sur l’appareil »… ; il y a là un Alain Souchon plus profond, sérieux et philosophe, dans « La vie Théodore », « Bonjour tristesse »… ; il y a aussi le Souchon qu’on adore, drôle, espiègle et innocent à la fois dans « J’aimais mieux quand c’était toi », « L’ïle du dédain », et « Le marin », alors rien que pour tout ça…

Putain ça penche (Alain Souchon, Laurent Voulzy)
Rien que pour tout ça, on oubliera les deux premières chansons qui ne nous ont pas trop emballé.
Dans « Putain ça penche » Alain Souchon développe un cynisme un peu facile où, sans poésie aucune, il se borne à énumérer les noms, presqu’une centaine (!) de grandes marques : Nike, Gap, Diesel, Chanel… Néanmoins, ça pourrait être sympa à écouter sur scène, sans prompteur, juste pour voir si, bon pied bon œil, la mémoire est bonne même quand ça tangue !
Le mystère (Alain Souchon)
Cette boucle sur 2 accords (RÉm, LAm), sans refrain, aurait eu sans problème sa place dans « Au ras des pâquerettes » où le style « toujours recommencé » est bien développé ! Malgré les petites guitares, le dobro et l’héroïne Sue qui pourrait peut-être faire penser à Léonard Cohen (« Suzanne »…), le mystère qu’il y a dans ce titre ne nous plaît « pas tant » que ça !

En collant l’oreille sur l’appareil (Alain Souchon)
Comme nous l’avons déjà dit, le reggae n’est pas une source de diversité. Avec sa ritournelle de 4 accords : RÉ (I), Mim (IIm7), LA7 (V7), SIm (VIm) qui tournent pendant plus de 4 minutes, celui-ci n’échappe pas à la règle. Certes, il y a le refrain légèrement différent : FA#7 (ht), SIm, LA7, RÉ, mais on reste « en famille » et la musique d’« En collant l’oreille sur l’appareil » a bien gagné le droit d’aller aussi rejoindre ses consœurs toutes rangées Au ras des pâquerettes.
Cela dit, nous n’allons pas nous plaindre quand on fustige pour nous les médias, ici la télé, et tout ce qu’ils véhiculent d’hypocrite, de trompeur et de sordide. Alors, on aime bien Alain Souchon, notre porte-parole déclarer :
« En collant l’oreill’ sur l’appareil On entend les gens chanter Leurs chants désenchantés »,
on nous « colle » des jolies présentatrices, des fourbes politiques et toujours des catastrophes, des guerres « sanguinolentes » alors que nous, pauvres téléspectateurs, ce qu’on voudrait :
« Nous les assis devant Nous le parterre Nous les ci-devant Damnés de la terre
Un mond’ moins brutal Et plus velouté Plutôt que ce mond’ à deux ball’ Et sans volonté »

Lisa (M. Davidovicci, P. Grillet, Pierre Souchon et Julien Voulzy)
Reprise en fin d’album, Lisa est une courte et jolie chanson folk du groupe les Cherche Midi (1994) formé par Pierre Souchon et Julien Voulzy, les fils des deux chanteurs. Lisa parle d’une séparation, avec des paroles nostalgiques pleines de réalisme et de fatalisme :
« Lisa, on s’écrira Puis on s’écrira pas Lisa, on s’oubliera Ainsi va la vie, Lisa »

Bonjour tristesse (Alain Souchon)
« Comm’ Je suis l’homm’ élégant Pour conduir’ je mets les gants
Dans les bolid’ extravagants De François’ Sagan »
C’est par ces premiers mots que débute l’hommage rendu par un dandy à une dandy qui, à l’inverse de ses condisciples, n’a jamais réussi à s’arrêter à temps. Dépasser la mesure était, en quelque sorte, son péché mignon et deviendra sa carte de visite…
Françoise Quoirez, dite Françoise Sagan (1935-2004) est une femme de lettres, auteur d’une vingtaine de romans et qui publie le premier « Bonjour tristesse » à dix-huit ans (1954). Si le livre devient rapidement un énorme succès de librairie, l’affaire est pourtant mal partie. Sur trois éditeurs contactés, seul le dernier (Julliard) décide de donner suite. Quand Françoise arrive à table, chez ses parents, pour annoncer la nouvelle, on lui répond : « Tu ferais mieux d’être à l’heure pour déjeuner ! ». Son père ne voulant pas voir son nom apparaître sur la couverture de l’ouvrage, la jeunefille se voit obligée de prendre un pseudonyme. Cette éducation dans un cadre bourgeois, rigoriste, condescendant n’est certainement étrangère au futur style qui fait bientôt la réputation de la romancière : un mélange de cynisme et de jouissance, d’irrévérence et de désinvolture avec, en arrière-plan, les riches villas et les belles voitures, le soleil et l’oisiveté. Le public la confond d’ailleurs rapidement avec ses personnages et elle devient le symbole d’une génération aisée et de la vie facile, sorte de James Dean au féminin qui, devenue riche, s’essaie à tout, jeux d’argent, alcool, drogue, libertinage… C’est d’ailleurs de peu qu’elle ne finira pas comme James, incarcérée dans sa voiture de sport suite à un violent accident de la route.
Pourtant, si le « charmant petit monstre » comme la qualifiait François Mauriac, s’est adonnée à tous les excès, elle a également eu bien du talent et beaucoup d’énergie, écrivant, outre ses romans et principalement la nuit, pour le théâtre, la chanson, le cinéma…, avec un mérite littéraire indéniable comme le montre la première phrase de Bonjour tristesse :
« Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. »
Le saturnien Alain Souchon ne pouvait pas rester froid à ce type de littérature et Françoise Sagan est devenue un de ses écrivains préférés :
« Ses bouquins, son style, on tourne les pages avec avidité, comme chez Patrick Modiano, cela vous prend, dans la justesse. A sa mort, les gens de la littérature l’ont traitée avec condescendance. Toute sa vie, on n’a parlé que de l’argent qu’elle gagnait, des voitures de sport, du whisky. Elle en a été frustrée. Pour moi, Sagan est comme un être parfait. Parlant bien de l’herbe, des chevaux, tout en passant sa vie avec des rigolos dans les boîtes. »
Alain Souchon, Le Monde, 1er septembre 2005
Un des regrets du chanteur reste de ne pas avoir osé lui faire écouter la chanson ; elle sort quelques mois seulement après la mort de la romancière (Le Monde, 30 juillet 2005). Dans ce titre hommage, on retrouve dans les couplets toute la démesure, l’exubérance sur laquelle s’est construite la vie de l’auteur. Les refrains, quant à eux, sont construits avec des titres d’œuvres de Françoise Sagan. Précisons que Bonjour tristesse fera l’objet d’une seconde version éditée sur l’album Écoutez d’où ma peine vient.
J'aimais mieux quand c'était toi, Alain Souchon 2005, tonalité MIb majeur

J’aimais mieux quand c’était toi, Alain Souchon 2005, extrait
Avec « J’aimais mieux quand c’était toi », on retrouve avec plaisir ce ton malicieux, moqueur d’Alain Souchon qui ironise, mais avec un discret sourire aux lèvres. Profitons-en, car cette « patte » qu’on apprécie tout particulièrement, on ne la retrouvera guère dans l’album que dans « L’île du dédain », peut-être également dans « Le marin ». Avec « Si en plus y’a personne », on passe plutôt au registre de la critique ouverte ; dans « En collant l’oreille sur l’appareil », et « Putain ça penche », la ficelle contestataire est encore plus grosse.
« J’aimais mieux quand c’était toi », c’est de l’histoire toute simple, un récit très réaliste, comme une « soirée diapositives » faite à un retour de vacances, ici aux Îles anglo-normandes. En filigrane, il y a néanmoins l’histoire d’un homme mûr, un peu nostalgique, qui dit préférer son ancien amour profond à des conquêtes actuelles (et charnelles) peut-être moins exaltantes. Bon, il ne faut peut-être pas exagérer non plus ! « Pour les tendress’ épidermiqu’ Je m’évertue je m’appliqu’ et ça va », l’amour physique n’est quand même pas un sacerdoce, ni même une obligation ! Jamais content, monsieur Souchon ! Eh oui ! Il y en a qui sont comme ça, jamais satisfaits, toujours un peu grincheux… Ce ton sarcastique (qui nous plaît beaucoup), on le retrouve même lorsque l’auteur parle de son ex, pourtant mieux que les nouvelles copines. Faire rimer « J’aimais mieux quand c’était toi » et « …tais toi ! », il faut tout de même le faire… Entre l’homme indécis d’aujourd’hui et l’homme d’hier réduit à l’amour aveugle et au silence, la fenêtre de visée n’est pas très large, tourment, désagrément, abattement, désœuvrement… : « Y’en a mêm’ qui m’dis’ je t’aim’ Moi j’le dis jamais ».
Après, ce qui est sympa c’est que comme tous les dépressifs, Alain Souchon est capable de souffler le chaud après le froid, de cracher le feu après la glace, bref de passer de mélancolie, ennui, souci à ravissement, contentement, enchantement…

Nous, le petit séjour en Normandie presque anglaise : les îles, les landes, l’hôtel près du phare, Granville, le Raz Blanchard…, nous connaissons bien car nous sommes Normands. Sans être chauvin, ça nous change même de la Bretagne où nos deux artistes vont souvent déposer le sac : Lann Bihouë, Ouessant, Belle-Île-en-Mer, Brocéliande, Paimpol, Guingamp… C’est un juste retour des choses car le littoral de la côte ouest du Cotentin vaut tout autant que ceux de nos voisins armoricains ou ceux plus lointains de la Méditerranée (La baie des fourmis). Pour ma part, je pose souvent mes valises, mes malles, voire mes armoires (normandes…) tout au nord-ouest du Cotentin, dans les baies du Rozel, de Surtainville, d’Écalgrain, vers l’anse de Cul rond où sont les plus vieilles roches d’Europe… Preuve en est avec ces deux vers tirés d’une de mes chansons intitulée « Esprit bossa » : « Couché sur l’eau et brûlé par le sel Tu attendais la vagu’ de tes rêves d’ado Et tout au bout de la plag’ du Rozel Tu croyais pour de vrai voir le Corcovado ».

Mais revenons-en à notre propos. Pour la musique, « J’aimais mieux quand c’était toi » est une chanson dans un style folk-country, assez proche de « L’amour à la machine » dans son principe. Elle est dans la tonalité de MIb majeur. Il sera donc plus facile à la guitare de la jouer en RÉ majeur avec un capo à la 1ère case (c’est la tonalité que nous avons choisie dans la présentation qui suit). Nous avons vu que dans L’amour à la machine, le couple : Mim (VIm) et Ré (V) est méthodiquement répété. Ici, ce sont 4 accords qui s’enchaînent systématiquement : RÉ (I) DO (?) LA7 (V7) SOL (IV) sur le refrain. Une gamme majeure, sur laquelle on construit des accords, ne « possède » pas 4 majeurs mais 3. Ici, c’est donc ce DO majeur (qui devrait être un DO#m7/Vb – VIIm7/5b) qui va apporter toute son originalité, sa couleur à la séquence d’accords. En fait, on joue ici avec la notion de « double gamme » car nous sommes « à cheval » sur les tonalités de SOL et de RÉ. En SOL (1 seul #), DO est bien majeur : SOL (I) DO (IV) RÉ (V) et LA qui devrait être mineur 7 (IIm7) ; en RÉ (2 #) : RÉ (I) SOL (IV) LA7 (V7) où le DO est a priori faux. Pour l’improvisation, la note do# (le 2ème # de la gamme de RÉ) est donc plutôt à utiliser à mi-séquence (à partir du LA7…), ce que fait d’ailleurs la mélodie.
Les couplets, également dans la tonalité de RÉ, sont construits sur deux accords 6ème, le LA6 et le RÉ6. Ils se concluent sur un LA7 (résolution) qui ramène au RÉ de départ du refrain. Enfin, au niveau rythme, attention à ne pas « butter » sur quelques mesures à 2/4 qui s’invitent à droite à gauche dans le 4/4 général.
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La vie Théodore, Alain Souchon 2005, tonalité SI mineur

Marcher dans le désert, de pierres...

Un reg de l’Adrar mauritanien par Wikipedia
La vie Théodore, Alain Souchon 2005, extrait
« La vie Théodore », quant à elle, rappelle par la musique « Normandie Lusitania » écrite 17 ans plus tôt (1988). Il y a aussi un petit air de « Une guitare un citoyen » (1999). Comme dans ces deux chansons, il y a ce ton traînant, lancinant, désabusé, presque le ton du dégoût… Mais il y a aussi cette note qui se répète sans arrêt dans l’accompagnement, ce mi joué et rejoué comme pour marquer l’ennui, la monotonie : « On s’ennuie tell’ment… ».
Cette note pivot, comme dans Normandie Lusitania, est soutenue par une descente de basse récurrente : si sol mi do#, si sol mi do#… Ces 4 notes graves deviennent également envoûtantes, par leur reprise perpétuelle, et habillent 4 accords arpégés sur deux mesures : SIm (VIm), SOL7M (IV7M), MI2 (IIm, ici la seconde se substituant à la tierce mineure), LA7/do# (V7). Notons au passage qu’à la guitare, le morceau sera plutôt interprété avec un capo à la 7ème case avec, pour rester dans la tonalité de RÉ majeur (SI mineur si l’on préfère), les renversements suivants : MIm, DO7M, LA2, RÉ7/fa#…
Nous avons déjà évoqué la lassitude que peut ressentir un auditeur à l’écoute de musiques trop itératives car construites sur les mêmes courtes séquences d’accords jouées en boucle. Cette impression est surtout justifiée lorsqu’on sent que ce principe devient une « recette » facile qui, en fait, n’a pas de rapport logique avec le morceau concerné. Ici, ce n’est pas le cas et la répétition de ces 4 accords, SIm / SOL7M MI2 / LA7 sur l’intégralité du morceau tient même de la vraie prise de risque car, au fil de la chanson, on voit apparaître l’immensité des paysages désertiques, les océans de « sables d’or », les immenses ciels constellés, les étendues sableuses ; on pourrait voir aussi les détails se dessiner, chants de cailloux, regs, rides de surface, dunes, ergs, barkhanes… Vraie prise de risque et prouesse technique car on ne s’ennuie pas. La mélodie lancinante mais changeante, originale par son placement rythmique, ménageant des périodes de silences, vient habiller ce semblant d’aridité harmonique. Quelques phrasés arabisants amènent une touche orientale à ce tableau désertique.

Le cadre est prêt pour partir avec Théodore dans les immensités sableuses, Théodore Monod bien entendu, car la chanson est un hommage au « coureur de déserts », le vieux naturaliste érudit.
Sur les pas de l’explorateur humaniste, Alain Souchon ressent cet appel des grands espaces, comme un habitant des villes en quête de vérité, d’authenticité. Espérons pour lui qu’il trouve ce réconfort…
« Si loin de la natur’ le cœur durcit On est si loin de l’air On est si loin du vent Si loin du grand désert Si loin de l’océan… »
À cause d’elle, Alain Souchon / Laurent Voulzy 2005, tonalité DO majeur

Leurs yeux clairs par Magbeauté
Il est bien difficile d’écrire des chansons d’amour qui ne soient pas insipides ou « nunuches », tant le genre a été galvaudé. À cause d’elle, cela nous change, est une chanson d’amour comme on aimerait en entendre plus souvent. Déjà tout d’abord, parce que même si le « elle » du titre est au singulier, Alain Souchon s’adresse au genre féminin dans son ensemble, et cet amour dont il parle prend rapidement une dimension universelle :
« Dans mon air il y a les miroirs que sont leurs beaux yeux clairs Leurs yeux clairs où les hommes se regard’ et se repèr’ ».
Ensuite, cette chanson est aussi l’occasion d’évoquer l’amour « durable », l’amour souhaitable, le long amour et notre besoin de soutien, de réconfort, d’accompagnement devant les épreuves et le temps qui glisse inexorablement :
« La chanter (ma chanson) c’est dans mes deux bras l’enlacer et rester Comprenez pour la vie puisque notre vie doit passer ».
Enfin, sa chanson est également l’occasion d’envisager les moments difficiles, les séparations :
« Comprenez dans les violons les violoncell’ Qu’ell’ s’éloign’ et qu’une mélancolie nous accompagn’ Quand ell’ part on entend plus ni la voix ni la guitar’ Et après il n’y a plus que le silenc’ et les regrets ».

Mais n’y a-t-il que ce message à entendre dans « À cause d’elle » ? Il semble bien que non car, comme à l’accoutumée chez Souchon, le discours est plus subtil : l’auteur parle peut-être moins d’une femme que du rôle qu’elle exerce dans la réussite de la chanson qu’il nous livre : « Écoutez ma chanson comm’ ell’ est jolie à cause d’ell’ Écoutez le sucré de la mélodie ça vient d’elle ».
Alors, en définitive, quel serait le plus important : cet amour que les femmes nous offrent ? Ou l’état dans lequel il nous plonge, autorisant l’écriture des plus beaux poèmes ? On peut se le demander à juste titre car les mots d’Alain Souchon sont bien souvent doubles, équivoques et, comme on le dit à leur égard à la SNCF : « Attention, une signification peut en cacher une autre ! »
En effet que dire de ce « À cause d’elle » qui pourrait dévoiler à demi-mot des pensées plus secrètes de l’auteur. Contrairement à « Grâce à », « À cause de » est une locution qui implique une conséquence à connotation plutôt négative. L’interprétation de « À cause d’elle » devient alors « légèrement » différente : cette chanson, c’est de sa faute (et c’est bien fâcheux) ! D’accord, sans elle il n’y aurait pas d’amour, il n’y aurait donc pas de jolie chanson d’amour mais est-ce qu’on ne serait pas plus tranquille comme ça ! Cette version plus « noire » de nos sentiments, Alain Souchon va d’ailleurs la reprendre dans L’Île du dédain (voir ci-après) en nous avouant : « L’amour c’est pas marrant tous les jours C’est moi qui vous l’dis ! ».

A cause d’elle, Alain Souchon / Laurent Voulzy 2005, extrait
Comme le disent les paroles, la mélodie que l’on doit à monsieur Voulzy est en effet « sucrée », on pourrait même dire « belle », certainement « grâce à elles ». Elle le doit également à une harmonie simple mais qui « oscille » entre deux tonalités, d’une part celle d’origine DO majeur : DO (I), FA7M (IV7M), LAm (VIm) et, d’autre part, celle de SOL majeur par l’intermédiaire d’un accord de RÉ (qui en ton de DO majeur serait mineur), ici : RÉ (V), LAm (IIm), DO (IV). Le « voyage » harmonique se déroule grâce aux accords communs aux deux tonalités, le DO et le LAm. Le morceau se joue facilement avec l’arpège « picking » (audio et tablature qui suivent) qui alterne les basses jouées par le pouce (main droite) sur chacun des temps
A cause d’elle, A Souchon / L Voulzy. Tuto guitare par Salvéda


Et si en plus y’a personne, Alain Souchon, Laurent Voulzy 2005, tonalité FA majeur

Intolérance, fanatisme...

Le pélerinage à la fontaine de San Isidro par Goya, 1819-1823
Nous ne pouvions guère faire l’impasse sur cette chanson qui a certainement été la plus remarquée de l’album. Le thème traité, l’intolérance, le fanatisme est important ; la musique de Laurent Voulzy est bonne et la mélodie accroche l’oreille ; l’orchestration de la version 2005 est soignée et colle bien à l’esprit du morceau et, dans la version live de 2016 (Le concert), Michel-Yves Kochmann, cité par le maître en personne à la fin du morceau, se remarque par la finesse de son accompagnement à la guitare acoustique.
Pourtant, il y a dans « Et si en plus y’a personn’ » un côté qui nous gêne au point d’avoir longtemps boudé cette chanson : il s’agit du ton général des paroles, très directes, un peu trop au premier degré, presque agressives. « Poulailler’s Song » (1977), où les bourgeois sont comparés à des volailles, nous donne un peu la même impression de facilité, de caricature trop grossière, de moquerie, voire de méchanceté gratuite auquel Alain Souchon ne nous a pas habitué. Bien entendu, on peut le comprendre face à la gravité du sujet, face aux méthodes inadmissibles utilisées par les exaltés… Mais pourquoi utiliser les mêmes armes que ceux que l’on cherche à dénoncer. Il est également vrai que, face à la barbarie, c’est difficile de ne pas s’engager, le mot est lancé : nous voilà dans les affaires militaires… Et dans ce domaine guerrier, cru et brutal, voilà la strophe qui, même avec le temps, passe encore mal à nos oreilles : « Si tout’ ces ball’ traçant’ Tout’ ces armes de poing […] Ce n’était que le plaisir de zigouiller »…Ne pas s’impliquer personnellement aurait pourtant pu être une bonne alternative pour prendre du recul, de la hauteur, pour ne pas se compromettre dans un problème délicat.
Après longue réflexion, une des réponses pourrait être de prendre les choses dans l’autre sens, en choisissant de parler de la tolérance, plutôt que de l’intolérance qui fâche. Mais la critique est facile et il est préférable, pour me faire mieux comprendre, de défendre ma position au travers d’un exemple concret, celui d’une chanson intitulée « Entre deux » écrite en 2008 (sans d’ailleurs connaître « Et si en plus y’a personne ») :
Du haut de nos cieux qui sont habités Comm’ on le sait par les esprits J’attends la voix de vérité Qui m’emmen’ra loin de la nuit
Mais le pasteur a perdu le chemin Et le prophèt’ lève le poing Et je crains fort que ces manièr’ N’attir’ les feux de Notre Pèr’

Entre deux, CE Labadille 2008, extrait
Croyant, non-croyant (celui qui n’appartient pas à une confession religieuse et qui n’a pas la foi), agnostique (celui qui doute, on dit qu’Alain Souchon le serait), athée (celui qui nie, on dit que je pourrais bien l’être), cette pluralité de nos attitudes montre que la possibilité d’un être supérieur est loin d’être simple. Le parti pris « d’Entre deux » est de présenter, en plaisantant, l’existence de Dieu comme une certitude, un dieu qui lui aussi pourrait bien se fâcher face aux déviations des religions. Moralité : éloignons-nous des extrêmes, soyons tolérants…

Si Alain Souchon n’a donc guère choisi le sourire pour traiter ce thème fondamental, il y a néanmoins posé sa « patte » et s’est rattrapé avec, comme à son habitude, quelques bonnes trouvailles qui valent bien notre pardon. D’abord, il y a le seul véritable « clin d’œil » du morceau sur lequel l’agnostique a entamé le chantier de sa chanson : pourquoi tous ces débordements, si en plus Dieu n’existe pas ? Formulé différemment, il y a aussi le joli vers « Abderhaman’ Martin David Et si le ciel était vide ? », rassemblant 3 prénoms associés à 3 importantes religions, l’islam, le christianisme et le judaïsme. Enfin, il y a ce « Ding » cocasse et qui s’installe entre les paroles pour mieux les encadre, les souligner : « Tant d’angélus Ding qui résonn’ Et si en plus Ding y’a personn’ ». Quant au reste des paroles qui concerne les dérives des religions proprement dites, il n’est pas dans la même veine et nous le regrettons car la chanson aurait pu être excellente. « Et si en plus y’a personne » n’est donc pas une œuvre antireligieuse mais un hymne contre le sectarisme. Alain Souchon, interrogé par Le Télégramme en 2006, confessait d’ailleurs : « Les religions me touchent beaucoup parce qu’elles proposent un secours dont tous les hommes ont besoin. Ils sont un peu perdus dans cet inconnu où nous nous trouvons : la terre, l’infini, la mort... » et de conclure un peu plus loin : « Ce qui est curieux par rapport à ces guerres de religions, c’est qu’elles sont justement tellement loin de la religion ! C’est tragiquement drôle. »

Et si en plus y’a personne, Alain Souchon / Laurent Voulzy 2005, extrait
Musicalement, le morceau en FA est construit au départ (« Abderhaman… ») sur une sorte de I IV V dans lequel vient s’intercaler un accord VIIm7/5b contribuant à rendre l’atmosphère plus tragique : FA (I), Sib7M (IV7M), MIm7/5b (VIIm7/5b), DO (V).
Le passage suivant, sur le thème des dérives religieuses, correspond à la répétition systématique d’une séquence de 2 mesures construites sur les accords de DO#7dim et DO7 (V7). Il s’agit d’un chromatisme (DO# – DO) facilement réalisé entre deux accords qui, par ailleurs, ont 3 notes en commun. DO#7dim : do# mi sol sib ; DO7 : do mi sol sib. L’ambiance est encore plus éprouvante car l’accord de 7ème diminuée (DO#7dim) répété pas moins de 4 fois, est constitué d’un empilement de 4 tierces mineures, et a donc une consonance particulièrement douloureuse.
La dernière séquence (« Tant d’angélus… ») reprend celle du début en remplaçant le premier accord par son relatif mineur : RÉm (VIm), SIb7M (IV7M), MIm7/5b, DO7 (V7).
Quant à l’instrumental sur lequel Michel-Yves Kochmann nous fait de petites prouesses guitaristiques, il suit la grille : SIb7M (IV7M), DO (V), FA (I), Sib7M (IV7M), MIb / Sib DO (V), la mesure MIb / Sib (« hachem Inch Allah ») correspondant à une rapide incursion dans le ton de SIb majeur : MIb (IV) / Sib (I), ton voisin (un bémol de plus) de celui de FA majeur.
Le marin, Alain Souchon / Pierre Souchon 2005, tonalité LA mineur

Voilier en bouteille par Wikipedia
Avec Lisa, reprise d’un titre de 1994, Alain Souchon « tape » dans le répertoire de la famille, en l’occurrence des Cherche-Midi, groupe composé de son fils et de celui de Laurent, Julien Voulzy. Avec « Le marin », un nouveau cap est passé, puisqu’il s’agit d’une collaboration avec Pierre Souchon dont Alain dira : « Travailler avec son fils, c’est un privilège pour un papa. Les barrières des générations s’estompent ». Qui a fait le pas vers l’autre ? On ne saura certainement jamais car une valse : poum tchik tchik, poum tchik tchik…, ce pourrait être le côté rétro du papa ; une valse, 1 2 3, 1 2 3, c’est peut-être le côté folk renouveau du fiston qui, comme une certaine jeunesse, pourrait s’intéresser au retour en grâce de musiques qualifiées de désuètes par la génération précédente… Quoi qu’il en soit, « Le marin » est une bonne chanson, pas avant-gardiste mais fabriquée dans les règles de l’art.

La séquence porteuse du couplet, répétée 3 fois, est un VIm IV IIm IIIm (sorte de I IV V mineur amélioré) : LAm (VIm), FA (IV), RÉm (IIm), MIm (IIIm), avec une variation sur le 3ème vers (« Le bleu qu’il met… ») en LAm, FA, DO (I), RÉm.
Nous sommes bien dans une valse en DO (ou LAm) où le refrain est bâti sur une séquence similaire de 4 mesures : LAm (VIm), DO (I), RÉm (IIm), LAm (VIm), répétée 3 fois avec variation sur le 3ème vers (« Les sirèn’… ») : SOL (V), RÉm (IIm), DO (I), SOL (V), bref voilà une construction équilibrée qu’on pourrait qualifier de classique et bien « ficelée ». 16 ans plus tard, en 2021, la chanson sera réinterprétée en trio familial par Alain Souchon et ses deux fils, Pierre Souchon et Charles Kienast (nom de naissance d’Alain Souchon) alias Ours.
Le marin, Alain et Pierre Souchon 2005, extrait

Les paroles, pleines d’autodérision, entre sourire, réconfort et mélancolie, nous concernent tous car elles parlent des illusions perdues, des rêves non réalisés, des regrets de ne pas avoir fait ci ou ça, bref « Tous les j’aurais dû y’avait qu’à » et qui n’a pas cette souffrance-là ?
Alors Le marin, c’est juste un exemple parmi d’autres ; ce n’est pas simplement une histoire de marine, mais une histoire d’homme : le « Il voulait… » du premier refrain devient « On voulait » dans les deux suivants. Le temps qui passe peut consoler mais aussi raviver les peines : « Il voulait (…) les sirèn’ les bell’ sournois’ les grands voiliers Mais la vie le promèn’ en Sein’ et Ois’ dans sa Simca rouillée ».
Alors on « se fait une raison » comme on dit, on supporte, on se contente de ce bout de grisaille que la vie nous a laissé. Mais pour certains, le présent vécu confronté aux souvenirs peut également devenir insupportable. Alain Souchon n’est pas allé jusque-là. Mais ce constat nous donne l’envie d’une petite digression que les amoureux de Souchon peuvent éviter en passant directement à la chanson suivante, toujours maritime, L’Île du dédain.
Aller jusqu’à l’insupportable… ? Nous avons aussi écrit une « chanson de marin », mon père et moi et je ne résiste pas à l’envie de vous dévoiler la longue histoire de sa création. Car si, pour notre chanson « Entre deux », je me suis en quelque sorte fait prendre de vitesse par « Et si en plus y’a personne », l’histoire de « Bossa tristé » débute bien avant « Le marin », vers 1976.
J’avais 21 ans et mon père, qui disparaîtra 2 ans plus tard, m’avait laissé un brouillon de poème intitulé « Le bateau sans mât » commençant par : « Sur les quais bien à l’écart et presqu’ en quarantain’ Y’a un boui-boui dont l’épicier est capitain’ ». À cette époque lointaine, je fréquentais déjà quelques « jazzeux » et j’avais découvert chez l’un d’eux le disque Bossa Nova Pelos passaros (1962) d’un guitariste nommé Charlie Byrd. Sur cet album, Byrd avait enregistré un super instrumental intitulé « Ho-Ba-La-La » écrit par un inconnu (de moi bien sûr !), un certain Joào Gilberto. Je cherche chez les disquaires l’original, impossible à trouver. Je me mets donc en tête de déchiffrer d’oreille le morceau (car en ces temps reculés il n’y avait pas d’internet et les partitions ne couraient pas les rues…) et, ô miracle, j’y arrive, non sans mal car Byrd est un guitariste virtuose… Comme je cherchais de nouvelles chansons à mettre à mon répertoire naissant et donc encore un peu trop court, je me suis souvenu des paroles de mon père qui pouvaient bien « coller » à l’ambiance mélancolique de « Ho-Ba-La-La », et j’ai torturé, tordu les mots, raccourci, rallongé, complété les strophes, trouvé une chute pour, au final, créer « Triste samba » (version francisée du morceau « Samba tristé » de Baden Powell). En fait, ce que je ne savais pas à l’époque, c’est que l’adaptation instrumentale de Byrd était assez éloignée de la chanson d’origine de Gilberto.

J’avais 21 ans et mon père, disparu 2 ans plus tard, m’avait laissé un brouillon de poème intitulé « Le bateau sans mât » et qui commençait par : « Sur les quais bien à l’écart et presqu’ en quarantain’ Y’a un boui-boui dont l’épicier est capitain’ ». À cette époque lointaine, je fréquentais déjà quelques « jazzeux » et j’avais découvert chez l’un d’eux le disque Bossa Nova Pelos passaros (1962) d’un guitariste nommé Charlie Byrd. Sur cet album, Byrd avait enregistré un super instrumental intitulé « Ho-Ba-La-La » écrit par un inconnu (de moi bien sûr !), un certain Joào Gilberto. Je cherche chez les disquaires l’original, impossible à trouver. Je me mets donc en tête de déchiffrer d’oreille le morceau (car en ces temps reculés il n’y avait pas d’internet et les partitions ne courraient pas les rues…) et, ô miracle, j’y arrive, non sans mal car Byrd est un guitariste virtuose… Comme je cherchais de nouvelles chansons à mettre à mon répertoire naissant et donc encore un peu trop court, je me suis souvenu des paroles de mon père qui pouvaient bien « coller » à l’ambiance mélancolique de « Ho-Ba-La-La », et j’ai torturé, tordu les mots, raccourci, rallongé, complété les strophes, trouvé une chute pour, au final, créer « Triste samba » (version francisée du morceau « Samba tristé » de Baden Powell). En fait, ce que je ne savais pas à l’époque, c’est que l’adaptation instrumentale de Byrd était assez éloignée de la chanson d’origine de Gilberto.
J’ai longtemps joué la chanson sur de petites scènes et j’ai fini par la déposer provisoirement à la SACEM en 1984 pour en protéger le texte. En 2008, j’ai enfin réussi à écouter la version originale (grâce à internet !) et j’ai constaté que Triste samba et Ho-Ba-La-La étaient assez éloignées, sauf pour le refrain. Que faire car je souhaitais l’enregistrer ? Je me suis enfin décidé à contacter Joào Gilberto pour lui présenter l’adaptation que j’avais intitulée « Pauvre samba » pour ne pas trop faire « Baden Powell ». Par l’intermédiaire de son éditeur, il m’a répondu 3 choses en me donnant son accord pour l’adaptation française. La première, c’est qu’il aimait bien ma proposition issue de la version instrumentale de son ami Byrd (je ne lui avais pourtant rien dit !) ; la seconde, c’est que la samba n’était pas « pauvre » (Joào Gilberto est considéré comme un des « pères » de la bossa) et qu’il proposait, à la place de « Pauvre samba », le titre de « Bossa tristé », acté à ce jour ; enfin, que lui il aimait bien les chats mais qu’il « passait » néanmoins sur les deux derniers vers du premier couplet qui ne lui plaisaient pas trop : « Sur les bords de la Loire où les gens noient leurs chats Il se joue quelquefois de bien tristes sambas ».
Bossa Tristé, Joào Gilberto, CJ et CE Labadille 2008, extrait
« Le bateau sans mât », « Ho-Ba-La-La », « Triste samba », « Pauvre samba », « Bossa tristé », le chemin est parfois long pour nommer une chanson. Le chemin est parfois long également pour ceux qui ont perdu leurs rêves :
« Hisse et ho il rêve de Rio ou des Açores Sur un bateau sans mât comment mettre les voiles Hisse et ho mais il ne vend que rhum ou hareng saur Capitaine au long court vivant à fond de cale Et si l’épic’rie tangu’ c’est que l’épicier boit Dérivant lentement d’Orléans à Bahia ».
L’Île du dédain, Alain Souchon / Pierre Souchon 2005, tonalité DO mineur

L'île du dédain...?

Une île par Futura
Cette chanson est vraiment une réussite : un air gai et dansant avec son petit côté latino amené rythmiquement par un accord anticipé (voir plus bas) ; un super pont très rock classique (Ell’ est mon chou chéri… » ; un sujet cocasse, un sourire enjoué et espiègle fidèle à la tradition Souchon (ici on devrait dire Souchons mais ça ne se fait pas en orthographe !) ; des bons mots… Pour nous, pas de doute, c’est de la haute couture !
Sujet cocasse car on ne saura sans doute jamais où se situe cette Île du Dédain ! Capri, avec Bardot et Godard en 1963 ? Pourquoi pas… Ou alors, c’est peut-être tout simplement le petit monde personnel où s’enferme la femme à séduire. C’est peut-être le château de Blanche-Neige avec ses tours ou le manoir noir d’une sorcière séduisante. C’est peut-être un carré de sable échappé des grands bancs qui l’été encombrent le lit de la Loire. C’est peut-être un îlot breton auquel on peut accéder à pied à marée basse… On ne saura jamais et d’ailleurs on s’en fout ! Le principal, c’est l’idée exploitée ici, c’est-à-dire : tourner autour d’une île comme on peut « tourner » autour d’une fille ! Voilà un point de départ comme on les aime. « Je tourn’ je fais des anneaux autour de l’Îl’ Et je tourn’ autour de l’îl’ où ell’ vit Je tourn’ de tout’ ma mélancolie… ». Le cadre est donc posé. Il n’y a plus qu’à tricoter des situations et des mots d’auteur et l’auteur, à son habitude, ne va pas s’en priver !

Le dédain, ce mépris orgueilleux, c’est certainement l’attitude la pire que l’on puisse avoir à supporter : vous ne valez même pas la peine d’un regard, d’une pensée, même d’un reproche, on vous ignore simplement. Face à ce mur d’insensibilité, l’auteur ne se montre même pas critique, ce n’est pas son objectif. La belle indifférente n’est qu’un prétexte dont il ne dira pas grand-chose, sinon qu’elle porte « Un’ jup’ roug’ des bott’ en daim ». Non l’attention de l’auteur est ailleurs, et il choisit de se confondre avec ce nouveau personnage qui va pouvoir intégrer son « bestiaire » humain : l’hurluberlu à la Pierre Richard, effondré par le dépit amoureux ! Il dépeint un « zozo » excité, mal habillé, brandissant des pancartes où son amour est écrit, qui chante, qui hurle, qui saute, grotesque quoi : « Je gesticul’ j’en fais beaucoup Je mets des pulls ridicul’ Ell’ s’en fout… », l’autodérision ne peut guère aller plus loin ! Conclusion pathétique de l’affaire : « L’amour c’est pas marrant tous les jours C’est moi qui vous l’dis ! ».
Terminons avec cette « tirade » de la fin du refrain (disons du « pont ») qui vaut son pesant d’or pour la petite trouvaille qu’elle propose quant à la traduction française de l’expression américaine « mon bébé sucré » :
« Ell’ est mon chou chéri Ell’ ignor’ tout de ça Ell’ est mon sugar baby lov’ Ell’ le sait mêm’ pas… » et pour son adaptation très fonctionnelle à la musique. Et puisqu’on en est là, à la musique, eh bien parlons-en maintenant, en commençant par ce pont, puisqu’on en est là, et donc par la fin…, ce qui va nous changer de l’habituelle routine…

L’île du dédain, Alain et Pierre Souchon, 2005, extrait
Parlons d’abord tonalité. « L’Île du dédain » est enregistrée en MIb majeur (DO mineur), ce qui n’est pas une tonalité habituelle pour des guitaristes. Les mélomanes vont nous dire : c’est sympa, ça change et ça prouve que les Souchon (sans s) sont de bons musiciens capables de flirter avec des accords de Sib, LAb, MIb…, car en DO mineur (ou MIb majeur si on préfère…), il y a 3 bémols à la clef (la gamme a 3 notes altérées si vous préférez), donc : mib (I), fa (IIm), sol (IIIm), lab (IV), sib (V), do (VIm), ré (VIIm7/5b). Les chiffres entre parenthèse, rappelons-le, correspondent aux accords qui peuvent être construits sur chacune des notes de la gamme. Les guitaristes, quant à eux, vont un peu « faire la gueule » : d’accord, SIb, MIb, c’est valable pour des cuivres, saxophones et compagnie, mais à la guitare, bonjour les barrés et les crampes en fin de morceau ! Alors nous, on s’est demandé si le choix de cette tonalité ne cacherait pas un petit quelque chose, d’autant qu’Alain Souchon a toutes les capacités requises pour chanter « l’Île du dédain » plus haut, par exemple en MI mineur (donc SOL majeur)… Nous allons voir ça plus loin. En attendant, voilà une solution qui peut rassembler tous les partis et nous allons présenter le morceau en SOL, soit deux tons au-dessus de l’original : c’est une revanche, parce qu’avec les chansons de Laurent Voulzy, on a plutôt l’habitude de chanter plus bas, plus bas… Pour les fanatiques qui n’acceptent aucune concession, ils pourront toujours jouer cette version avec un capo à la 8ème case, ils seront alors bien en DO mineur.
Le morceau mérite quelques arrêts sur image car il est bien « ficelé ». Décortiquons donc ça en commençant par ce pont : « Ell’ est mon chou chéri… ». Tout commence en SOL on ne peut pas plus simple : SOL (I), RÉ (V), RÉ (V), DO (IV) et puis, tout d’un coup sur « sugar baby lov’ », ça sonne « blues » d’enfer avec l’arrivée d’un DO7 qui, bien entendu, surprend : c’est qu’on a quitté la tonalité de SOL pour arriver à celle du blues en DO où, cette fois, l’accord I peut devenir septième, donc DO7. En SOL, le degré IV est septième majeure, c’est-à-dire DO7M. L’introduction de cette note, un sib (la septième mineure de l’accord de DO), repris également par le chant, va donc changer la couleur du morceau, typiquement bluesy. La séquence ce termine par un break et un chromatisme : SI7 (un demi-ton en-dessous de DO7) qui sonne très blues également (blues en MI) et, en tant que résolution, amène un accord situé 2,5 tons au-dessus de lui, MIm et donc le début du morceau. Bien « construit », non ?
Le début du morceau, quant à lui, est marqué par une séquence répétitive de 4 accords sur laquelle se construit une bonne part de la chanson : MIm / LAm ; DO / RÉ. Tiens, ça ressemble à quelque chose de connu… Vous ne voyez pas ? Soyez patients, nous allons y revenir… En tout cas c’est un VIm / IIm ; IV / V, donc, comme pour la fin du morceau, on est toujours en SOL (degré I). L’ambiance, cette fois, est « chicano » (mexicano-américaine) comme pourraient le dire une fois de plus, l’arrangeur Michel Coeuriot et le guitariste Michel-Yves Kochmann (c’est un indice, révisez vos articles pour trouver la chanson « cachée »…). Pour bien « sonner » latino, un des accords de la rythmique, le DO, est anticipé, c’est-à-dire joué un demi temps avant sa place habituelle : il occupe le 4ème contretemps de la première mesure au lieu du premier temps de la seconde mesure où il résonne.
Les accords anticipés et les syncopes

L’anticipation des accords, dans une rythmique, nous vient, entre autres, des musiques latino-américaines. Ils ont été très utilisés dans le jazz, la bossa-nova, mais depuis peuvent également trouver leur place dans une tradition plus folk (Dick Annegarn…) ou plus pop (Voulzy…)… Les accords anticipés, c’est-à-dire joués avant leur place habituelle, sont souvent utilisés pour donner plus de « peps » à une cadence ; en fait, ils arrivent là où l’oreille ne les attend pas et créent une « surprise » rythmique.
Les accords anticipés. Audio de Salvéda


Dans le refrain, le 4ème accord de la séquence (le RÉ) est remplacé par un SI7, comme dans la phrase bluesy de la fin ; l’harmonie devient : MIm / LAm ; DO / SI7. C’est encore une bonne résolution pour revenir au MIm suivant. Et enfin arrive l’ultime transformation pour que l’auditeur ne puisse pas s’ennuyer. Cette fois, c’est le 3ème accord de la séquence (le D0) qui est remplacé par un RÉ7 et la phrase devient : MIm / LAm ; RÉ7 / SI7… et vous pouvez chanter « Oh la la vie en rose »… Mais non, on plaisante bien sûr, les paroles ce sont « je tourn’ autour de l’îl’ où ell’ vit… », en revanche les accords sont bien les mêmes que ceux de « Foule sentimentale » (notre chanson « cachée » !). Cette nouvelle « couleur » encore plus espagnole peut vous permettre de « passer » un petit morceau de gamme de MIm harmonique qui convient parfaitement au MIm (Im), au LAm (IVm) et au SI7 (V7) ; quant au RÉ7 (ré fa# la do), il sonnera comme un RÉ#7 dim (ré# fa# la do), les deux accords ayant 3 notes communes sur 4 ! Et puis nos artistes reviennent à MIm / LAm ; RÉ7 / SOL (VIm / IIm ; V7 / I) joué sur « je tourn’ de tout’ ma mélancolie ») et à la tonalité de SOL qui amène le « pont bluesy » final que, pour notre part et par pur esprit de contradiction, nous avons présenté au début. Cette petite analyse harmonique nous a semblé intéressante à mener pour présenter tout le travail d’enchaînement qui peut se cacher derrière des suites d’accords qui, à première vue, semblent simples et peu différentes. Ce travail peut d’ailleurs découler d’une réflexion méthodique qu’on pourrait presque qualifier de « mathématique » , mais aussi être le fruit d’une intuition menée plutôt à « l’oreille ». Cependant, au final, on ne peut pas nier que chaque changement dans la séquence de base, même modique, apporte des couleurs nouvelles qui enrichissent la chanson d’origine.
L’île du dédain, A. et P. Souchon, 2005. Démo guitare par Salvéda
Avant de quitter l’Île du dédain, faisons encore un petit détour par ce style de musique qu’a brillamment parodié le pont final de la chanson : le blues, avec sa grille standard en 12 mesures et la fameuse « pentatonique » du blues…


Le blues et sa gamme pentatonique
Le blues est un style musical curieux car, à la base, il ne répond pas aux « règles » de la musique occidentale. En effet si l’accompagnement est construit avec des accords majeurs, la mélodie, elle, est jouée en mineur. De ces mélodies mélancoliques vient le nom-même du genre, le blues : le cafard, la dépression. Pourtant, cette tristesse a fait recette, c’est une sorte de revanche des « nègres » enfournés de force, implantés dans les plantations d’Amérique, sur les Blanche-neiges qui en ont fait le commerce…

Quant à la mélodie du blues, elle se construit sur une gamme à cinq sons, dite gamme « pentatonique » (du grec pente = 5). Cette gamme est très ancienne et serait d’origine japonaise ou chinoise. D’ailleurs, quand on la joue sans accompagnement, on retrouve cette sonorité « asiatique » que l’on connait bien. Dans le Livre des rites attribué à Confucius (552 – 489 av. J.-C.), un chapitre entier est consacré à la musique et à ses qualités thérapeutiques. La gamme pentatonique serait issue des 5 éléments de la médecine traditionnelle chinoise : le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau. Alors ne vous privez pas et faites-vous une petite pentatonique pour garder le moral et la santé… Et c’est ce qu’on dû faire les noirs trimant dans les champs de coton car leur musique est également fortement associée à cette gamme à 5 sons.
Les contenus de la tablature et de l’audio :
Les cinq doigtés de la pentatonique en Sib.
Passage d’un doigté à l’autre pour monter vers l’aigu
Adjonction de la blue note Mi (Vb)
Adjonction de la tierce majeure Ré (IIIM)
Gamme de LAb jouée sur SIbm (IIm) et MIb9 (IV)
Un plan de blues en SIb
La pentatonique du blues. Audio de Salvéda


Alors nous vous laissons écouter le super « Low down and dirty », extrait de l’album « Giblet gravy » que George Benson a enregisté en SIb et en 1968, sur la grille très classique du blues en 12 mesures. Nous pouvons vous assurer qu’il y a des « plans à piquer » là-dedans !
Low down and dirty, George Benson,1968
