La barre de Mortain-Ecouves
Publié le 21 juillet 2024, par Charles-Erik LabadilleIntroduction à la barre de Mortain-Écouves
Visiteurs, chapeaux bas ! Vous entrez ici sur les hautes terres du fameux Lancelot-du Lac et vous allez voir que le héros arthurien n’a pas choisi l’endroit au hasard : blancs rochers escarpés et gorges abyssales ; torrents et somptueuses cascades ; landes et sombres forêts armoricaines ; marais inquiétants, bruyères détrempées et noires tourbières… Alors, sur vos fiers destriers et sur les pas de Lancelot, chevauchez d’ouest en est : Mortain, la Fosse-Arthour, Domfront, Bagnoles et la forêt d’Andaines, peut-être Écouves si vous n’êtes pas trop fourbus…
Visiteurs, chapeaux bas ! Vous entrez ici sur les hautes terres du fameux Lancelot du Lac et vous allez voir que le héros arthurien n’a pas choisi l’endroit au hasard : blancs rochers escarpés et gorges abyssales ; torrents et somptueuses cascades ; landes et sombres forêts armoricaines ; marais inquiétants, bruyères détrempées et noires tourbières… Alors, sur vos fiers destriers et sur les pas de Lancelot, chevauchez d’ouest en est : Mortain, la Fosse-Arthour, Domfront, Bagnoles et la forêt d’Andaines, peut-être Écouves si vous n’êtes pas trop fourbus…
Pour comprendre cet épisode de la légende Arthurienne dans lequel vous venez d’entrer (au galop…), il faut planter le décor et partir retrouver Henri Ier Beauclerc (un des premiers nobles anglo-normands à se réclamer d’Arthur), quelque part en Grande-Bretagne vers l’an 1100… Notre histoire démarre avec sa fille (et petite-fille de Guillaume-le-Conquérant) qui amène en 1154 sur le trône d’Angleterre son fils Henri II Plantagenêt. Par ailleurs duc de Normandie, conte d’Anjou, du Maine et de Touraine, ce monarque devient un des souverains les plus puissants d’Europe ; un des plus prestigieux également, par sa grande culture que ne démentira pas, bien au contraire, son mariage avec Aliénor d’Aquitaine. En effet,outre le rôle de mécène, notamment auprès des troubadours, Aliénor joue également, par ses possessions du sud-ouest, une place centrale dans les relations entre les royaumes de France et d’Angleterre au 12e siècle. La réputation de leur brillante cour n’est plus à faire et contribue largement à la diffusion de la légende arthurienne. En particulier, Henri II et son épouse commissionnent la rédaction de certaines œuvres du Normand Guillaume WACE. Mais où l’histoire se complique, c’est qu’Aliénor a déjà deux filles d’un premier mariage avec le roi de France, Louis VII. L’une d’elles est aussi une lettrée et fréquente la cour de sa mère. Il s’agit de Marie de Champagne, la protectrice de Chrétien de TROYES (1135-1185 environ). Cet auteur écrit, sur sa commande, plusieurs recueils arthuriens dont l’un d’entre eux nous intéresse tout particulièrement : il s’agit du « Chevalier de la Charrette », conçu vers 1176 et considéré comme l’un des premiers romans en langue française, livre au travers duquel nous est contée l’histoire de Lancelot du Lac !
En fait, ce chevalier, d’ailleurs anonyme dans la première partie du récit, fait ici sa première apparition dans la légende arthurienne. Lancelot est donc un personnage créé par Chrétien, ce qui est important pour la suite de la démonstration. C’est le fils de Ban de Bénoïc, roi d’Armorique régnant aux marches de Petite Bretagne et de Gaule, et de la reine Hélaine. Enlevé à sa mère au bord d’un lac, il est élevé par la fée Viviane qui l’entraine dans son palais aquatique pour lui apprendre les bonnes manières. Alors qu’on le croyait disparu à jamais, jeune homme, il refait surface et devient le parfait amant courtois : il se présente comme un chevalier errant qui, pour mériter l’amour de sa dame la reine Guenièvre, doit affronter différentes épreuves, faire preuve de courage mais aussi d’humilité (à la demande de sa dame, il sacrifie son honneur en se laissant conduire en charrette, signe d’infamie pour un chevalier). Son parcours est initiatique et ce n’est que lorsqu’il est digne de rejoindre le cercle fermé de la Table Ronde qu’il devient Lancelot… Mais ne dévoilons pas toutes les péripéties, ni l’épilogue de l’histoire pour laisser au lecteur le plaisir de découvrir, si ce n’est déjà fait, ce roman qui va marquer pour de longs siècles la littérature française et étrangère.
En revanche, puisque c’est un récit d’imagination, l’on peut se poser la question des sources d’inspiration de l’auteur, ce que fait dans les années 1960-1970 un érudit normand natif du Passais (Orne), René BANSARD, bientôt suivi dans sa quête par tout un groupe d’universitaires séduits par l’aventure, parmi lesquels l’on peut citer le sociologue Georges BERTIN. Ils savent en effet que les ducs de Normandie ont leurs habitudes « anglo-normandes » dans la cité médiévale de Domfront (Orne), jadis appelée Domfront-en-Passais.
Henri Ier Beauclerc, avant même d’être à la tête de la province puis roi d’Angleterre, s’empare de la ville en 1092 et y fait construire le donjon et le château en pierre, remplaçant une première fortification en bois établie sur un éperon dominant la cluse de la Varenne. Rapidement, Domfront devient place forte royale, capitale culturelle et Henri II Plantagenêt en achève la fortification. Du milieu du 12e au tout début du 13e, date de la prise du château par Philippe Auguste, les souverains Plantagenêt, (Henri II, puis Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre) y tiennent leur cour, et ce d’autant plus facilement que la place de Domfront, cité opulente et réputée depuis Henri Ier Beauclerc, est au contact de leurs terres du nord et du sud. Aliénor, notamment, réside régulièrement à Domfront à partir de 1163 et s’entoure d’artistes, de lettrés et de théologiens comme Achard de SAINT VICTOR né à Passais-la-Conception (près de Domfront). Il y a donc de fortes chances pour que Marie de Champagne ait pu y séjourner, apportant dans ses nombreux bagages son protégé, Chrétien de TROYES… Car René BANSARD, qui connaît bien le Passais pour y être né, a remarqué de nombreuses analogies entre les tribulations et les lieux traversés par le jeune Lancelot du Lac et la vie d’un saint local, Fraimbault de Lassay. Bientôt va germer dans l’esprit de notre homme la certitude qu’autant de correspondances ne sont pas simplement le fruit du hasard, que les origines de Lancelot sont identiques à celle du saint, hypothèse qu’il va, le reste de sa vie durant, s’évertuer à démontrer avec, il faut bien le dire, beaucoup d’entêtement et une certaine maestria…
Tout d’abord, saint Fraimbault n’est pas un inconnu pour la protectrice de Chrétien de TROYES, Marie de Champagne. Son aïeule, Adélaïde d’Aquitaine, l’épouse d’Hugues Capet, fait construire vers 990 une chapelle royale à Senlis en hommage à ce saint qui « contribue à la prospérité de la famille royale et à la tranquillité du royaume ». Ses reliques, déplacées de Lassay-les-Châteaux (Mayenne), y sont conservées. Le père de Marie, le roi de France Louis VII, en signe de reconnaissance au même saint, lui consacre un plus bel édifice commencé à partir de 1169 et qui porte toujours le nom de Collégiale Saint-Frambourg de Senlis. Or, on sait que la littérature des auteurs du 12e, et en particulier celle de Chrétien, est autant inspirée des traditions celtiques que de la société de son époque, mœurs (amour courtois, chevalerie…), folklores et hagiographies locales : Henri II et Aliénor ne se cachent-ils pas derrière les personnages d’Arthur et de Guenièvre ? Lancelot ne serait-il pas, en empruntant les traits du saint reconnu par la famille royale, une sorte d’hommage rendu par le poète à sa commanditaire ? Il y a de fortes chances, car les écrits arthuriens, clairement soutenus par Aliénor et Marie, participent aux rivalités entre familles régnantes, Capétiens et Plantagenêt. L’intérêt de ces derniers pour la Normandie, et plus précisément pour le Passais, s’explique tout-à-fait par le rôle de frontière que joue cette région établie aux portes (aux marches) d’une part du duché de Bretagne, d’autre part du royaume de France.
En second lieu, il faut reconnaître que la traduction du nom du saint est déjà, en soi, édifiante : Frambaldus de laceio vient en effet de baldo = porter ; de fram = la Framée, la lance des Francs ; et du latin lacus = lac. Ainsi, ce porteur de lance du lac ressemble tout de même fort, du moins par son patronyme, à notre Lancelot du Lac ! Mais qui est donc ce Fraimbault qui, de surcroît, vit au temps d’Arthur, de 500 à 570 environ ? C’est un ermite, évangélisateur et fondateur de monastères dans le Maine. Malgré son origine noble et le symbole de la lance qui y est attaché, il s’engage très jeune dans une vie de recueillement et trouve tout d’abord abri dans une grotte des bords de Seine, à Ivriac (vers Ivry-sur-Seine). Là, il échappe curieusement aux envoyés de son père souhaitant le dissuader de sa vie contemplative par un signe du ciel : les eaux se mettent à enfler au point de se transformer en lac qui le dérobe à la vue de ses poursuivants (l’histoire rappelle étrangement celle d’un Lancelot enlevé et élevé par la Dame du Lac !). Puis il entre à l’abbaye de Micy près d’Orléans où il devient prêtre. À l’invitation de l’évêque du Mans, il se rend dans le Maine et y fonde un premier monastère suivant sa règle, avant de rejoindre le Passais. Il s’installe bientôt, à son habitude, dans une grotte trouvée cette fois sur une rive de la Mayenne, près du village de Saint-Fraimbault-de-Prières (Mayenne). De là, il évangélise la contrée et, sa réputation grandissant, construit un nouveau monastère à Lassay-les-Châteaux (Mayenne) où il est bientôt considéré comme l’apôtre de toute la région. Après sa mort, à Saint-Fraimbault dans l’Orne, son corps demeure au monastère de Lassay où de nombreux pèlerins viennent se recueillir, jusqu’au transfert de ses reliques à Senlis (peut-être au temps des invasions normandes ?). Curieusement, à Saint-Fraimbault-de-Lassay (Mayenne), une dalle funéraire d’âge mérovingien (celle du saint ?) est reprise dans un angle du porche de l’église : malgré les outrages du temps, l’on y devine gravés dans la pierre un calice (le Graal) et un trèfle (symbole de l’eau mais aussi de la trinité, signes attachés à Lancelot du Lac qui deviendra le valet de trèfle de nos cartes à jouer) !
Comme l’ont fait René BANSARD et ses amis, nous pourrions suivre encore un long moment « les traces » en Normandie méridionale et en Mayenne du « meilleur chevalier du monde » (comme on le nommait jadis). Il est certain que les sites pittoresques : cluse de la Varenne et donjon de Domfront, forêt de la Lande Pourrie et abbaye de Lonlay, cité de Lassay et ses châteaux… ne démentent pas l’esprit de la légende ; il est clair que quelques lieux semblent bien y participer : site de la Fosse Arthour proche du bourg de Barenton (!), Abbaye Blanche de Mortain près de la Grande Cascade (la Blanche Abbaye de Nonains du roman…), Gorron (le royaume de Gorre où Guenièvre fut enlevée…), gué néolithique de Loré sur la Mayenne et, bien entendu, Mont Saint-Michel et Tombelaine cités par MONMOUTH et WACE. Nous préférons laisser au lecteur le plaisir de ce pèlerinage par monts (les Monts-Joie du sud-Manche) et par vaux, en empruntant les pittoresques chemins montois…
Dans cette quête de « Grandes Merveilles », d’événements symboliques et de paysages où s’est enracinée la légende, il lui faudra naturellement « passer par le Passais » ! En effet, comme nous venons de le voir, sa traversée est incontournable car le nom même de ce terroir, situé autour de Domfront et Passais-la-Conception (Orne), signifie « lieu de passage » (du latin Passus). Pendant un long moment, le Passais appartient à la seigneurie de Bellême laquelle, dès sa constitution vers 950, a pour principal objectif de séparer la Normandie du Maine, l’ancien pays des Gaulois Cénomans (devenu ducatus Cenomannicus, le duché du Mans), d’empêcher la propagation des Normands vers le sud et de contenir les Bretons alors installés jusqu’aux rives de la Mayenne. Cette puissante entité politique, établie aux confins de la Normandie, du Maine et de l’Île de France, s’étend sur une centaine de kilomètres d’est en ouest (de Bellême dans les collines du Perche à Domfront aux marges de la Forêt d’Andaines) et s’articule sur l’importante ligne de crêtes boisées qui séparent le bassin de la Manche de celui de l’Atlantique, justement cette ligne de hauteurs que nous vous proposons de découvrir. Seuls quelques « passages » franchissent cette barrière naturelle, facilitent la circulation nord-sud, notamment à la percée des rivières (par des cluses !…) souvent défendues par des places fortes qui y perçoivent généralement taxes et péages. La capitale du Passais, Domfront, est de celles-là. De son promontoire gréseux, elle dresse son fier château qui domine à perte de vue, jusqu’en Mayenne, un bocage opulent réputé pour ses vergers, notamment à poiriers haute-tige plus que centenaires…
La contrée qui s’étend de Bellême à Domfront est donc bel et bien un état-tampon, un état frontière, bref ce que l’on appelle un pays de marche (du latin marca = limite). Les toponymes de Passais, de Moulins-la-Marche (Orne), de Brains-sur-les-Marches (Mayenne)…, traduisent encore de nos jours cette ancienne réalité politique et économique ; une réalité culturelle également, puisque des forêts du Perche à celles d’Andaines, de Mortain et de Paimpont, les mêmes récits légendaires suivent les lignes de hauteur, propagés par la tradition orale.
L’histoire des marches est souvent mouvementée, comme en témoignent leur passé chargé de nombreuses batailles, de sièges et de conquêtes faisant régulièrement passer ces confins d’une main à l’autre. Leur signification politique n’échappe pas aux souverains qui, du 10e au 13e siècle, attachent la plus haute importance à se rendre mutuellement « hommage en marches ». En fait, cette coutume impose au suzerain de faire la moitié du chemin pour recevoir le témoignage d’un puissant vassal ! Ainsi, en 1030, le duc de Bretagne Alain III prête hommage à Robert de Normandie au Mont Saint-Michel ; en 1062 suite à la défaite des Manceaux, Guillaume le Conquérant devenu comte du Maine envoie son fils prêter hommage au comte d’Anjou à Alençon, à la frontière de la Normandie et du Maine. Le caractère religieux de ces terres de contact établies au carrefour de plusieurs provinces n’est pas non plus des moindres, comme le rappellent les nombreuses abbayes qui jalonnent ces territoires : Saint-Évroult Notre-Dame-du-Bois, Lonlay-l’Abbaye, abbaye Blanche de Mortain, abbayes de Savigny-le-Vieux et du Mont Saint-Michel avec leurs filiales en Angleterre…
Outre ces marches normandes, il existe également des marches bretonnes qui rapprochent au moins leurs protagonistes par des intentions somme toute assez voisines : du côté des Francs, il s’agit de protéger le royaume et de se prémunir des incursions bretonnes en bâtissant des forteresses ; de l’autre, par le même moyen, d’enrayer les désirs d’expansion de voisins jugés indésirables. Ces fortifications délimitent bientôt un espace frontalier qui se déroule du nord au sud entre les deux entités territoriales.
Mais revenons à la légende. Même si de source autorisée (anglaise ?) Arthur n’a jamais traversé la Manche, on en retrouve pourtant la trace (toponymie, folklore local…) bien sûr en Bretagne, mais également dans plusieurs sites de Normandie armoricaine. Geoffroy de MONMOUTH nous en conte un épisode dans son Histoire des Rois de Bretagne, repris au 12ème siècle par WACE dans son Roman de Brut.
Arthur apprend qu’Hélaine, la nièce d’un de ses alliés roi d’Armorique (et aussi la mère de Lancelot !), est retenue captive au Mont Saint-Michel par un géant. Qu’à cela ne tienne ! Il ira la libérer mais, la veille de son arrivée en baie, le roi des Bretagnes fait le songe d’un dragon terrassant un ours (le prénom Arthur dérive du brittonique Arth = ours). Est-ce alors le mauvais présage qui ne l’incite guère à la hâte ? Quoi qu’il en soit, il arrive trop tard et ne trouve que le tombeau de la belle sur un rocher très proche du Mont : de là à ce que l’îlot de Tombelaine devienne la Tombe Hélaine, il n’y a qu’un pas que tout le monde aurait franchi, ce qu’ont donc fait les chroniqueurs médiévaux :
« Del Tombel où Hélène iut (repose),
Tombe Helaine son nom reçut »
(R. Wace, le Roman de Brut).
Mais Arthur ne se laisse pas abattre, trucide le géant Dinabuc et venge Hélaine…
LES CASCADES ET LES ROCHERS DE MORTAIN
Le Neufbourg, Mortain, Romagny (Manche)
À voir à moins de 30 km : Chaulieu, Saint-Michel-de-Montjoie, la Forêt de Saint-Sever, les Rochers des Rames et les Vaux de Vire, les cascades de la Vire, la Fosse Arthour, la cluse de Domfront
Dans la Manche, la Cance est célèbre pour ses deux cascades (la «Petite» et la «Grande», certainement les seules cascades naturelles de tout l’Ouest) qui animent le coeur même de la ville de Mortain.
La Cance ressemble fort à la Sonce qui, une quinzaine de kilomètres vers l’est à Saint-Georges-de-Rouelley (Manche) et Rouellé (Orne), rafraîchit du clapotis de ses cascatelles le site enchanteur et légendaire de la Fosse Arthour. Dans ces endroits véritablement marqués par la présence de la pierre et de l’eau, les torrents ont cisaillé d’imposants bancs gréseux. Seule différence notable : l’action se passe en ville pour la Cance, en plein bocage pour la Sonce qui, d’autre part, a opté plutôt pour la course que pour le saut !
Bien entendu, ces sites atypiques ont inspiré aux hommes du cru des histoires « surnaturelles ».
Elles nous permettent de découvrir les lieux avec un plus de fantaisie, tout en apprenant à mieux connaître leurs principaux protagonistes, Diable, Archange, Enchanteur, rois légendaires… qui semblent y avoir pris de solides habitudes !
À Mortain, de la colline de la Montjoie coiffée par le rocher de la Petite Chapelle (323 mètres), on aperçoit par temps clair le Mont Saint-Michel, distant d’une quarantaine de kilomètres à vol d’oiseau : il est donc logique de voir s’affronter pour la domination de ce territoire l’Archange et le Diable.
La lutte ne date pas d’hier mais le Démon a toujours été perdant. Pour prendre sa revanche, ce dernier propose un ultime combat où nos bâtisseurs de l’âme doivent cette fois se transformer en véritables entrepreneurs de maçonnerie : celui qui érigera en une seule nuit le plus bel édifice deviendra le maître du monde ! Au matin, alors qu’une infernale et noire construction couronne d’étranges rochers sortis de terre, un château cristallin scintillant de mille reflets couvre les grèves irisées. Saint Michel a encore gagné mais l’Archange, devant le désespoir de Satan, lui propose dans son habituelle largesse d’échanger leurs demeures. Trop satisfait, le Diable se rue alors vers le palais de glace qui, sous la chaleur des enfers ou les premiers rayons du soleil, éclate et fond en mille pluies fumantes. Dépité, le Démon s’élance alors vers les rochers de Mortain qu’il veut récupérer : le saint aura le grand Mont, lui, le petit… Mais, dans la précipitation, son saut est mal assuré et il s’écrase près d’une cascade, sur le haut d’un grand bloc : la pierre, connue sous le nom de Pas au Diable garde l’empreinte de sa face, de ses cornes et de ses pieds fourchus !
LA FOSSE ARTHOUR
Saint-Georges-de-Rouelley (Manche), Rouellé (Orne)
À voir à moins de 30 km : les cascades et les rochers de Mortain, Chaulieu, le Mont de Cerisy, la cluse de Domfront, la Forêt d’Andaines, la cluse de Bagnoles-de-l’orne
À quelques kilomètres vers l’est se tient le site enchanteur de la Fosse Arthour. Le Malin aurait pu tout aussi bien y élire domicile mais l’endroit était déjà réservé, comme son nom l’indique, par une autre figure légendaire. Sur chaque versant redressé de la cluse, se trouvent, séparées par la Sonce, deux anfractuosités : il s’agit de la Chambre du roi et de la Chambre de la reine, respectivement habitées par… Arthur et Guenièvre !
Les héros ont tous droit au repos et c’est ainsi que, d’après la légende normande, les deux époux arrivent ici en villégiature : le confort est certes spartiate mais la beauté et la richesse du cadre naturel compensent largement l’incommodité du gîte. D’ailleurs, ici comme à Mortain, les espaces, gérés entre autres par les services des départements, bénéficient de nombreuses mesures de protection.
En journée, Arthur admire les grands pierriers naturels et s’essaie à l’escalade des flancs redressés (la varappe est d’ailleurs une activité qui est restée) ; Guenièvre, de son côté, ramasse plutôt les bruyères sur la lande, herborise vers les tourbières toutes proches ou encore se baigne dans les eaux vives et claires de la Sonce. Car la fatalité qui régit le destin des Grands de ce monde et autorise leurs congés payés, impose aussi ses conditions : Arthur ne doit rejoindre Guenièvre dans la Chambre de la Reine qu’à la nuit tombée ! Le roi s’y plie au début mais bientôt l’ennui, qui surgit bien souvent en vacances, le gagne et il ne tarde pas à braver l’interdit. Il prend vite l’habitude de siestes partagées avec sa belle en cours de journée, sans d’ailleurs en être puni. Mais un jour qu’il traverse la Sonce pour regagner son logis sur le versant opposé, le ruisseau enfle tout soudain, prend des allures de torrent grondant et fougueux où le roi périt bientôt sous le regard médusé de sa compagne plantée à mi-rocher au seuil de sa chambre. Ne supportant pas la mort d’Arthur, elle le rejoint en sautant dans l’abîme où les deux époux s’unissent pour l’éternité…
Si cette triste fable est fort romanesque, elle traduit également le talent d’observation de conteurs qui, pour amener la chute de l’histoire, utilisent à fort bon escient ce qu’ils savent des régimes contrastés de ces petits torrents, insignifiants durant l’été et impétueux l’hiver venu.
LA CLUSE DE DOMFRONT (Andaines)
Domfront (Orne)
À voir à moins de 30 km : la Fosse Arthour, les cascades et les Rochers de Mortain, Lonlay-l’Abbaye, Chaulieu, la Forêt d’Andaines, la cluse de Bagnoles-de-l’Orne, Lassay-les-Châteaux
Après avoir salué Arthur, Lancelot peut continuer vers l’est par les crêtes, vers la cité de Domfront puis le massif des Andaines où son nom est encore célébré (circuit Lancelot). Cette remarquable ligne de hauteurs boisées d’orientation nord-ouest / sud-est, s’étend sur plus d’une trentaine de kilomètres, de Domfront à l’ouest, à La Ferté-Macé où elle se prolonge, vers l’est, par les forêts de la Motte et de la Monnaye (sud-est de Lignières-Orgères). Si la structure géologique du synclinal de Domfront-Bagnoles est complexe (demi-synclinal avec une partie nord perturbée et incomplète), les grès armoricains forment néanmoins une longue barre qui affleure sur tout le flanc méridional et culmine à 321 mètres en forêt de Monnaye. D’ouest en est, elle est cisaillée perpendiculairement par cinq étroits défilés particulièrement renommés : cluses de la Varenne à Domfront ; de la Vée à Bagnoles-de-l’Orne ; de la Maure à la Vallée de la Cour ; de la Gourbe à Villiers ; du Tilleul au Saut de la Biche (accès privé, interdit au public). Ces cluses partagent les mêmes caractères paysagers déjà évoqués : landes, rocs et pentes abruptes, grands pierriers et petits torrents, ambiances ombragées car le soleil pénètre moins longtemps, atmosphères mystérieuses. C’est bien entendu en milieu urbain que ces attributs « sauvages » prennent toute leur dimension, par contraste.
À Domfront, le donjon et la cité médiévale surplombent l’étroite cluse de la Varenne à laquelle on peut descendre par l’escalier des « cent marches » taillé, comme les maisons traditionnelles, dans les grès gris-blancs. De la place forte au passé glorieux, s’offre une large vue sur les paysages touffus du bocage, ici à pommiers mais aussi à grands poiriers centenaires. La vieille ville, avec ses tours, ses venelles pavées et pentues, ses remarquables cours intérieures et ses maisons à colombages rappelle ces périodes fastueuses, vers le 12e siècle, où la cité rayonnait de son aura culturelle et stratégique sur de vastes territoires.
De Domfront, en traversant vers l’est la Forêt d’Andaines, on est séduit par les hautes futaies de hêtres. Il n’en fut pas toujours ainsi car ce pays de forges (Varenne, Champsecret, La Sauvagère, Tessé, Saint-Patrice-du-Désert) a longtemps réservé à la forêt le sort peu enviable de finir en fumée (grosses forges)… donnant ainsi aux bruyères toute la place pour s’exprimer.
Un peu avant Bagnoles–de-l’Orne, un dolmen au curieux nom de « Lit de la Gione » rappelle indirectement l’ancienne hégémonie des landes, particulièrement développées sur les grès armoricains. Ce mégalithe se dresse sur le bord du « chemin du Mont Saint-Michel » (le GR 22), qu’il faut prendre vers l’ouest sur 600 mètres au départ de la Croix Gautier, près du Manoir du Lys.
C’est sous ces trois dalles de grès que vient se reposer la mauvaise fée Gione, lorsqu’elle est lasse de ses démêlés avec la fée Andaine, le bon génie de la sylve. Ne dérangez pas la Gione qui sommeille, elle a le réveil difficile ! Désagréable, piquante et blessante comme l’ajonc, elle tire d’ailleurs son nom de cet arbuste épineux qui parsème les sols pauvres des landes.
LA CLUSE DE BAGNOLES-DE-L’ORNE (Andaines)
Bagnoles-de-l’Orne (Orne)
À voir à moins de 30 km : la cluse de Domfront, les Gorges de Villiers, les Roches d’Orgères, la cluse de Goult, Lassay-les-Châteaux
Bagnoles-de-l’Orne, située en plein cœur de la Forêt d’Andaines, a quelque chose de magique car cette cité marie avec bonheur et retenue… les extrêmes ! Profond enclavement et boutiques de luxe, restaurants et hôtels ; villas rococo et ensemble art déco de l’entre-deux-guerres comme sur la côte, mais sans la mer ; charme désuet de nos campagnes et intelligentsia parisienne ; petites entreprises laborieuses et grand casino… en bref, c’est une station thermale typique. Avec son importante fréquentation estivale, son plan d’eau, son petit torrent flanqué de la rocailleuse et pittoresque allée du Dante (en référence à l’Enfer du poète ?) menant aux thermes, ses « monuments naturels » jouxtant le centre-ville, Bagnoles a incontestablement le même petit air à la fois animé et apaisant qu’ « Huelgoat », cette autre cité touristique mais de Bretagne cette fois (Finistère). Seule différence notable : nous ne sommes pas dans les granites mais dans les grès ; il ne s’agit pas des gorges de la rivière d’Argent (Huelgoat), mais de la cluse de la Vée.
Pour apprécier toute l’originalité de cette formidable entaille, il suffit de se rendre à pied jusqu’à l’établissement thermal construit au fond de l’étroit défilé encadré par deux parois abruptes. Du sommet du versant occidental (accès face aux thermes par un sentier balisé), le belvédère du Roc au Chien offre un point de vue sur le plan d’eau du casino, la cluse et le grand pierrier qui tapisse la pente. Cet environnement boisé et rocheux au cœur de la ville, dernier contraste fort offert par la cité thermale, a de quoi ravir les naturalistes en villégiature.
Les propriétés curatives (rhumatologie, phlébologie et gynécologie) de Bagnoles-de-l’Orne, comme le révèle son étymologie latine (balneum ou balnoleum = bain) sont reconnues de longue date. Les premières sources d’eau tiède, à environ 26°, furent découvertes à proximité, dans les Gorges de Villiers. Elles furent ensuite également recueillies par un puits creusé sous l’établissement thermal. Si c’est surtout depuis le 19e siècle que la station est réputée, la légende fait remonter sa création au Moyen Âge.
On dit qu’à cette époque, le seigneur local, Hugues de Tessé, atteint déjà un grand âge et voit peu à peu ses ultimes forces le quitter. Pis encore ! Il est profondément attristé par l’état de décrépitude de son cheval, le compagnon habituel de toutes ses anciennes courses. Il décide donc d’aller perdre l’animal en forêt, pour ne pas être témoin de ses dernières souffrances, reflets de sa propre déchéance. Or quelle n’est pas sa surprise quand, au bout de quelques semaines, il le voit revenir sous forme d’un fringant étalon ! Suivant alors le fidèle destrier au fond d’une gorge profonde, Hugues y découvre une fontaine où il se baigne également. Bientôt, fatigue et rhumatismes disparaissent et le seigneur de Tessé, reconnaissant, fonde à l’endroit l’établissement qui deviendra ce que l’on sait.
Une autre variante de ce conte met en scène, cette fois, un vieux moine bien affaibli. Ayant pris également les eaux, le voilà qui franchit d’un bon les 4 mètres séparant deux aiguilles gréseuses : le rocher, situé dans le parc des thermes, s’appelle toujours « le Saut du Capucin ».
Il existe une dernière variante, plus suggestive, sur le même thème : c’est celle d’un seigneur nommé Essirard. Notre homme, certainement blanchi sous les travaux guerriers, n’arrive pas à satisfaire sa jeune épouse et attend en vain une descendance. Comme les deux curistes précédents, son passage à la source est efficace et il y gagne bientôt une verdeur inespérée ainsi que moult enfants, mâles et femelles. Pour remercier le ciel de ses bienfaits, il aurait fait construire à Juvigny-sous-Andaines un monument d’apparence plutôt… phallique !
La curieuse tour de Bonvouloir se dresse toujours fièrement sur la lisière méridionale d’Andaines, à une dizaine de kilomètres de Bagnoles. Le bâtiment ainsi qu’un pigeonnier et un cadre bocager remarquablement mis en valeur (plan d’eau…) méritent le détour (accès libre).
Enfin, pour conclure par la comparaison entamée entre Huelgoat et Bagnoles-de-l’Orne, signalons que les deux cités semblent se rejoindre aussi sous la bannière d’Arthur. Si la première possède sa grotte et son camp d’Artus, la seconde fait partie du circuit « Lancelot-du-Lac » et vénère un saint aux mœurs et au patronyme bien proches de ceux du roi légendaire. En effet, Ortaire fonde au 6e siècle un monastère dans la Forêt d’Andaines (ermitage du Bézier, prieuré Saint-Ortaire au nord de Bagnoles).
La tradition orale fondatrice de sa légende ne tarde pas à opposer cet ermite à un dragon terrorisant la région. Installé comme un chien pour garder le passage de la cluse de la Vée, l’odieuse bête demande régulièrement son tribut de bétail, voire de jeune fille vierge quand la vache commence à manquer. Devant une telle impudence et une telle grossièreté, Ortaire brandit son chapelet et toute sa foi à la face du dragon, pétrifié sur le coup !
Sa tête, inscrite dans la pierre au sommet du Roc au Chien semble toujours surveiller l’étroit défilé.
LES GORGES DE VILLIERS (Andaines)
Antoigny, Saint-Patrice-du-Désert, Saint-Ouen-le-Brisoult (Orne)
À voir à moins de 30 km : la cluse de Bagnoles-de-l’Orne, la cluse de Domfront, les Roches d’Orgères, la cluse de Goult, la Forêt d’Écouves, la Butte-Chaumont et la cluse du Sarthon, Alençon, le Mont des Avaloirs, la Corniche de Pail, Lassay-les-Châteaux
Passée la Vallée de la Cour (accès par Antoigny), encore plus à l’est, entre bois de Magny et forêt de la Motte, c’est la Gourbe qui franchit la barre rocheuse en une nouvelle cluse. L’accès aux Gorges de Villiers est possible par Saint-Patrice-du-Désert au nord, ou Antoigny et Saint-Ouen-le-Brisoult au sud. Cette fois nous sommes en pleine forêt. Un sentier en lacet aménagé par le Département (au titre des Espaces Naturels Sensibles) permet, après avoir franchi les fortes pentes et les pierriers, d’accéder au fond, au cours d’eau et, par une petite passerelle, à la source sacrée de « Chaude Fontaine ». Des visites guidées sont organisées mais l’on peut également découvrir l’endroit par ses propres moyens, et sans crainte, car Gisèle qui habite les lieux est une fée protectrice des voyageurs…
LES ROCHES D’ORGÈRES
Lignières-Orgères (Mayenne)
À voir à moins de 30 km : les Gorges de Villiers, la cluse de Bagnoles-de-l’Orne, la cluse de Goult, la Forêt d’Ècouves, la Butte-Chaumont et la cluse du Sarthon, Alençon, Saint-Céneri-le-Gérei, le belvédère des Toyères, le Mont des Avaloirs, la Corniche de Pail, Lassay-les-Châteaux
Avant de quitter Andaines pour Écouves, permettons-nous un dernier arrêt, bien qu’il ne s’agisse pas d’une cluse ; bien qu’on ne soit d’ailleurs plus dans les bois, mais dans un bocage aux marges de la forêt de la Motte, cet appendice oriental d’Andaines ; bien qu’on ait quitté le département de l’Orne pour une minuscule enclave de celui de la Mayenne perdue au nord, en territoire normand ! Mais nous sommes toujours dans les grès armoricains et, qui plus est sur le flanc septentrional du synclinal de Bagnoles, cas assez rare pour qu’on s’y intéresse. Situées à 3 km du bourg de Lignières-Orgères (sur la D 292 en direction de Magny-le-Désert) et visibles de la route (sur la droite), les Roches d’Orgères dominent, à 289 mètres d’altitude, le massif granitique de La Ferté-Macé situé au nord. L’érosion différentielle est à l’origine de la mise en relief de ces grès résistants constituant aujourd’hui une curiosité géologique d’une quarantaine de mètres de longueur sur une dizaine de hauteur.
Une solide fée occupée à la construction de son château serait passée par là, dit-on, et maladroite, aurait fait tomber le chargement mal arrimé sur son dos !
Quoi qu’il en soit, cette cargaison a profité, au 19e siècle, au développement d’une industrie locale de tailleurs de pierre dont on retrouve la production dans les constructions du village, linteaux, appareillages d’angles…
LE SIGNAL D’ÉCOUVES
Fontenai-les-Louvets, Saint-Nicolas-des-Bois, Le Bouillon… (Orne)
À voir à moins de 30 km : les Roches d’Orgères, la cluse de Goult, Sées, Alençon, la Butte-Chaumont, le Mont des Avaloirs
Un peu plus au nord, entre Alençon et Sées (Orne), en marge occidentale du Bassin Parisien, le plus vaste massif bas-normand, la Forêt d’Écouves, étale ses 15 000 hectares de crêtes siliceuses et de vallons encaissés. De quelque endroit qu’on vienne, il faut véritablement « monter » en Écouves et, nulle par ailleurs dans tout le Massif Armoricain, le sentiment d’ascension et de montagne n’est aussi fort ! Les cyclistes, les vt-tistes (la « Trans’Écouves ») et les coureurs à pied (« Alençon-Médavy ») s’en donnent d’ailleurs à cœur joie !
Cette dernière épreuve internationale rassemble chaque année plusieurs milliers de coureurs qui, au terme d’un parcours d’environ 16 kilomètres sur route dont, pour finir, 5 de forte côte boisée, arrivent à 391 mètres d’altitude au site le plus connu de la forêt, le carrefour de la Croix de Médavy. À un kilomètre vers l’ouest se situe le point culminant de Normandie ; cependant le Signal d’Écouves (413 m), localisé en pleine parcelle forestière, n’est identifiable que par la présence au sol d’une petite borne géodésique datée de 1820 et le lieu n’offre qu’une vue très limitée alentour.
Pour le rendre véritablement attractif, il faudrait également y construire une tour d’observation, comme aux Avaloirs ou en Perseigne… Mais le jeu en vaut-il cette nouvelle chandelle, d’autant que, comme nous allons le voir, certains sites naturels de la forêt permettent le coup d’œil attendu ?
Dans sa configuration générale, Écouves ressemble à une sorte de grand X formé de lignes de crêtes dont on pourrait dire, en quelque sorte, qu’elles se « croisent » au carrefour de Médavy.
Ces barres rocheuses résistantes, composées notamment de grès armoricains, encadrent à l’ouest et à l’est deux dépressions dégagées dans des roches volcaniques beaucoup plus tendres. Depuis leur dépôt, au Cambrien vers 530 millions d’années, ces ignimbrites (littéralement = « pluies de feu ») ont été modelées par l’érosion en cuvettes : celles de Fontenai-les-Louvets et du Bouillon. À l’origine, il s’agissait de nuées ardentes avec de colossales retombées de cendres ; leurs traces sont également reconnaissables plus au sud vers le bassin de Laval en Pays-de-la-Loire, notamment dans le massif de Multonne, de Pail, en Forêt de Perseigne et jusque dans les secteurs des Coëvrons et de la Charnie. Ainsi, curieusement, les volcans d’Écouves n’ont rien à voir avec ceux d’Auvergne car ils sont « en creux » ! et, n’en déplaisent à certains Alençonnais qui trouvent dans les formes arrondies de la Butte-Chaumont (voir plus loin), à l’ouest d’Écouves, tous les caractères d’un dôme de lave, ce n’est qu’un mamelon de grès armoricain qui a résisté à l’érosion…
Pour véritablement pouvoir découvrir les panoramas convoités que laisse supposer l’altitude de la forêt, il faut bien entendu gravir les lignes rocheuses. L’une des plus belles échappées offertes sur la forêt se situe incontestablement sur le site des « Rochers du Vignage » (346 m) établi en lisière méridionale, en bordure de la « campagne » d’Alençon. Là, un layon escarpé part du fond de la cluse qu’un joli ruisseau, la Briante, s’est « taillé » dans la barre de grès ordovicien ; il grimpe raide en sous-bois avant d’atteindre quelques plateformes gréseuses ensoleillées et encadrées de landes à bruyères cendrées, à callunes et à cladonies (des lichens gris-jaunâtres) : sans conteste, le large coup d’œil compense alors le souffle plutôt court !
Ce tour d’horizon d’Écouves ne serait pas complet sans évoquer le rapport quasi intime qui liait jadis la forêt et les forges, lesquelles, pendant des siècles, ont modelé les massifs boisés selon leurs besoins.
Les gisements de fer de l’Ouest se présentent en de multiples couches, d’inégales épaisseurs et teneurs qui parfois affleurent et sont exploitées à ciel ouvert (forges fossières, forges-à-bras ou « forges volantes » passant d’un site à l’autre au gré de l’exploitation…) ; souvent, elles sont plus profondes, plissées et faillées. Si ces conditions disparates ont plutôt favorisé l’installation d’entreprises petites à moyennes, en revanche la haute teneur du minerai (environ 30 à 40 % pour les carbonates de fer, 50 à 55 % pour les hématites) a permis l’implantation d’établissements plus importants dont certains n’ont fermé qu’assez récemment (1970 pour les mines de La Ferrière-aux-Étangs ; à la fin des années 80 pour celles de Soumont et la Société Métallurgique de Normandie…). La Suisse Normande calvadosienne (Saint-André, May-sur-Orne, Soumont, Saint-Rémy-sur-Orne…), le complexe ornais « La Ferrière-aux-Etangs, Larchamp, Saint-Clair-de-Halouze » et le site de Diélette (Manche) constituent les principaux centres miniers du bassin normand. Les gisements bretons et angevins sont principalement dispersés en Ille-et-Vilaine, Mayenne, Loire-Atlantique et Maine-et-Loire.
Si l’extraction encore récente traduit bien l’importance de la filière, l’existence de l’industrie du fer dans l’Ouest est aussi très ancienne, si ce n’est d’origine celtique, du moins présente dès les premiers siècles de l’occupation romaine. Elle perdure pendant tout le Moyen Âge pour devenir en Écouves, au moins à partir du 16e siècle, un des piliers de l’économie locale. En effet, à cette époque, les forêts royales d’Écouves et d’Andaines fournissent l’essentiel du charbon de bois nécessaire aux 14 « grosses forges » installées à leur périphérie. Déjà saignées à blanc par les demandes en combustibles, elles sont jugées inaptes à pourvoir la Marine royale en longs bois et, avant même la Grande Réformation, sont vouées dès 1666 au « traitement à courte révolution ».
À ce sujet, les recherches biogéographiques de Gérard HOUZARD montrent comment jadis les forges ont bien failli «manger» la forêt ! En fait, ces industries sont de grosses consommatrices de bois de faible section indispensables, une fois transformés en charbon de bois, à la fonte du minerai. Plutôt que le traitement en futaie qui produit des troncs de fort diamètre, c’est donc le traitement en taillis (plusieurs « brins » issus de la même souche) qui est favorisé. Pour Écouves et Andaines, le biogéographe calcule notamment que vers 1750, pour une production d’environ 2 000 tonnes de fer, les installations métallurgiques engloutissent approximativement 210 000 stères nécessitant la mise en coupe annuelle de 1 000 à 2 000 hectares ! Or la totalité des deux massifs ne peut fournir au mieux, sur la durée, qu’environ 170 000 stères par an, avec des coupes « raisonnables » pratiquées vers les 18-20 ans. Aussi, pour assouvir les besoins toujours croissants de la production, et avec l’éloignement progressif des sites d’abattage, les taillis sont coupés à des fréquences de plus en plus rapprochées : révolutions de 12 – 10 ans, voire 8 dans certains secteurs ! Or l’équilibre de ces boisements, déjà établis originellement dans des milieux aux ressources limitées, sur des sols pauvres, à humus peu actif, est fragile : la moindre perturbation peut y entraîner des dysfonctionnements profonds et parfois irrémédiables. Dans bien des parcelles, cette surexploitation épuise les réserves déjà maigres des sols acides, pour parfois les transformer en podzols, sols présentant un profond horizon gris-clair quasi stérile (en russe, podzol = cendre).
Ce n’est que vers 1850, après l’extinction des derniers foyers métallurgiques locaux et l’arrivée sur le marché du « charbon de terre » (la houille), que les propriétaires prennent conscience de l’état de profonde dégradation de leur patrimoine arboré : les landes à bruyères, les fourrés à ajoncs, au mieux les bois de bouleaux remplacent en de nombreux secteurs les essences nobles, le chêne, le hêtre… Les six septièmes d’Écouves sont alors occupés par de médiocres taillis troués de blancs ! Aujourd’hui, après plus de 150 ans de restauration forestière, feuillus indigènes et résineux introduits forment à nouveau des boisements continus. Cependant, de nombreux sols conservent les séquelles des mauvais traitements subis et les chênaies à bouleaux et à bruyères qui dérivent de ces surexploitations séculaires restent significatives dans bien des points, notamment ceux établis sur grès armoricain…
Les forges ont donc joué ici un rôle économique, écologique et paysager capital, comme d’ailleurs dans un bon nombre de forêts du Grand Ouest. Sans vouloir généraliser à tout prix, il suffit de rappeler les noms d’autres sites concernés pour que la longueur de la liste, pourtant non exhaustive, nous persuade de l’importance du couple « fer / bois » dans le Massif armoricain :
– forêt de Paimpont (ouest de Rennes, Ille-et-Vilaine) où, vers 1850, 40 000 stères de bois sont brûlés chaque années et 400 ouvriers vivent de la forge ;
– forêt de La Guerche et Forges-la-Forêt (sud-est de Rennes, Ille-et-Vilaine) ;
– forêt de Quénécan et Forges des Salles à Perret (Côtes-d’Armor) et Sainte-Brigitte (Morbihan) ;
– forêt de l’Hermitage-Lorge (sud-est de Quintin, Côtes-d’Armor), forêts de Coat an Noz et Coat an Hay, de Beffou (sud de Belle-Isle-en-Terre, Côtes-d’Armor) ;
– forêt de Perseigne (Sarthe) ;
– forêt de Mayenne à Chailland (sud-ouest de Mayenne, Mayenne) ;
– forêt de la Grande Charnie à Chammes (sud-est de Sainte-Suzanne, Mayenne) et Chemiré-en-Charnie (Sarthe) ;
– forêts d’Ancenis et du Gâvre (sud de Châteaubriant, Loire-Atlantique) et secteur de Pouancé à Segré (est de Châteaubriant, Maine-et-Loire) ;
– forêt d’Autun et forges de La Peyratte (nord-est de Parthenay, Deux-Sèvres)…
LA BUTTE-CHAUMONT ET LA CLUSE DU SARTHON (Écouves)
Cuissai, La Roche-Mabile, Saint-Denis-sur-Sarthon, Saint-Nicolas-des-Bois (Orne)
À voir à moins de 30 km : les Roches d’Orgères, les Gorges de Villiers, la cluse de Goult, la forêt d’Écouves, Alençon, le belvédère de Perseigne, Saint-Céneri-le-Gérei, le belvédère des Toyères, Saint-Léonard-des-Bois, le Mont des Avaloirs, la Corniche de Pail
La cluse du Sarthon, entre La Roche-Mabile et la Butte-Chaumont mérite également le détour : la Butte étant privée, on se repliera sur la Roche qui, bien que moins imposante, ménage aussi de belles surprises et des belvédères tout à fait pittoresques. Nous n’entrerons pas non plus dans le détail d’une géologie particulièrement complexe qui met en contact plutôt « anarchique » granites de la Roche-Mabile et de Gandelain, roches éruptives, flysch briovérien et terrains primaires. Gardons simplement en mémoire que la Roche et la Butte-Chaumont sont bien couronnées par le grès armoricain et, pour les amateurs, que le passage le plus resserré au travers de ceux-ci se situe au niveau de Montabours (rive droite) et Le Fault (rive gauche), à un peu plus d’un kilomètre au sud de La Roche-Mabile.
Il n’est nul besoin d’entreprendre l’ascension de la Butte-Chaumont (378 mètres) pour se persuader de son imposante masse, de son statut de repère au sein des paysages. Les flancs boisés ou pelés par les pierriers du « Chauve Mont », sorte de petit Ventoux local, s’aperçoivent de loin, de La Roche-Mabile bien sûr, mais également des campagnes d’Alençon et du Mont des Avaloirs en Forêt de Multonne… Ce dôme trapu joue même son petit rôle dans les prévisions météorologiques et un proverbe local affirme : « Quand Chaumont met son chapeau (de nuages…), bonhomme mets ton manteau ! ». Le pied de son versant occidental est parcouru par le Sarthon, un cours d’eau vif protégé (Zone de Protection Spéciale européenne) entre autres pour la population de mulettes perlières qu’il abrite.
Sur l’autre rive, se dresse La Roche-Mabile dont la Haute-Ville, avec ses jardins en terrasses, est parcourue par d’agréables venelles suivies par le GR 36. Elle est dominée, à 254 mètres, par un piton boisé qui porte les ruines d’une place forte que le randonneur peut visiter grâce à un aménagement récent. L’accès à cette motte fortifiée est signalé et se situe sur le bord gauche de la route de Livaie, au niveau du panneau de sortie du bourg (vestiges et vue sur la Butte-Chaumont).
Comme en Andaines, les cluses sont bien une importante composante morphologique d’Écouves et l’on peut citer pour mémoire : celle de la Roche-Élie vers Livaie ; celle de la Hunière non loin de La Bellière ; ou encore en lisière méridionale de la forêt, la cluse de la Briante aux Rochers du Vignage. La Départementale 26 qui l’emprunte nous emmène jusqu’à Alençon, capitale départementale assise aux portes de la Normandie et des Pays-de-la-Loire.
LA CLUSE DE GOULT (Écouves)
La Lande-de-Goult (Orne)
À voir à moins de 30 km : le Rocher du Mesnil-Glaise, les méandres de La Courbe, la Forêt d’Écouves, la Butte-Chaumont et la cluse du Sarthon, Alençon, le Mont des Avaloirs, la Corniche de Pail, les Roches d’Orgères, les Gorges de Villiers
Mais avant de quitter Écouves et la Normandie, partons visiter son flanc nord lui aussi profondément incisé. Après les cluses du Sarthon, entre La Roche-Mabile et la Butte-Chaumont, et de la Briante aux Rochers du Vignage, c’est une autre Cance que celle de Mortain (cette fois, un petit affluent du fleuve Orne) qui entaille au village de Goult le flanc nord-ouest du massif.
Goult est un écart de la commune « éclatée » de La Lande-de-Goult dont le nom même traduit déjà la rudesse des conditions locales, au moins passées. La petite départementale 204 qui mène au village suit la cluse, orientée nord-sud et taillée sur un kilomètre dans les grès armoricains. Cette vallée encaissée de la Cance est jalonnée, en rive gauche, de grands pierriers (sur près de 500 mètres), de landes humides et de prairies tourbeuses où, entre autres, sont identifiées de belles populations d’un papillon rare, le damier de la succise (Euphydryas aurinia).
Dans le hameau, l’ancien prieuré Saint-Pierre, encadré de bâtiments de ferme, est de facture modeste. Néanmoins, son remarquable porche roman rappelle sa dépendance, depuis le 12e siècle, à la grande abbaye de Lonlay soutenue par les maîtres de la cité de Domfront, Aliénor d’Aquitaine et Henri II Plantagenêt. Six exceptionnels chapiteaux en calcaire sont ornés de scènes chevaleresques de chasse d’inspiration anglo-normande : combats d’animaux sauvages, oiseaux entrelacés, séquences de vénerie… Il semble même qu’un loup (ou un renard ?) y apparaisse, rappelant la possible étymologie de la commune (goult, évolution du mot loup en vieux francique) qui signifierait alors « la lande aux loups ». Jadis, les loups n’étaient pas rares dans l’Ouest et les derniers spécimens ont été tués : en Écouves en 1882 ; en 1885 dans les Monts d’Arrée ; en 1893 en Forêt de Perseigne ; et jusque 1925-1930 pour les Deux-Sèvres…
Sur la butte, qu’on atteint par un layon escarpé (GR 36), se dresse la petite chapelle Saint-Michel située sur un chemin montois emprunté par les pèlerins se rendant depuis le Moyen Âge au Mont Saint-Michel. De là (observatoire) s’ouvre un panorama sur la cluse, les bois de Momont et de la Hunière (en face, vers l’est) et, au nord (à main gauche), sur la dépression protérozoïque de Boucé. La chapelle jouxte, dans le bois, une ancienne place fortifiée à quatre enceintes datée de l’âge du Bronze. Édifiée sur ce promontoire qui culmine au sud à 403 mètres dans le bois de Goult, elle est remarquablement protégée sur trois de ses côtés (nord, est, ouest). La légende attribue ce Camp « Romain » à César qui y aurait caché son trésor de guerre…
On peut terminer la visite de ce beau site, à la fois âpre et particulièrement calme, par un arrêt aux Petits Riaux, à un kilomètre au sud-ouest de Goult (accès par la D 754 et un sentier sur la droite avec parking). Il s’agit d’une lande humide et d’une tourbière gérées par le département de l’Orne au titre des Espaces Naturels Sensibles. Un sentier sur pilotis (platelage) permet d’effectuer à pied sec une découverte (panneaux pédagogiques) des « incontournables » locataires des bourbes et des fanges : rossolis, linaigrettes, ossifrages, osmondes et polytric commun, la plus haute mousse européenne pouvant atteindre 80 cm de développement.