C'est déjà ça, Alain Souchon 1993
Publié le 13 mai 2023, par Charles-Erik LabadilleL'album C'est déjà ça

C’est le 9ème album d’Alain Souchon, produit par le label Virgin en 1993. Si la productivité de l’auteur-compositeur semble avoir baissé (5 années ont passé depuis Ultra moderne solitude), il faut préciser, pour la défense du chanteur, qu’il vient de participer largement (8 textes sur 10) au chef d’œuvre de Laurent Voulzy, Caché derrière qui est sorti l’année précédente. C’est déjà ça, arrangé par Michel Cœuriot, rassemble 11 titres et a été disque de diamant : plus d’un million d’exemplaires vendus, c’est déjà ça… de pris, pourrait-on ironiser ! Mais plutôt que de faire dans l’humour facile, on peut également déclarer que « c’est déjà ça » est une formule qui convient assez bien à un Alain Souchon souvent soucieux et désabusé. Face à un monde empli de désillusions, on le voit bien dire « C’est déjà ça ! » lorsqu’il découvre un petit carré de ciel bleu, un fragment de bord de mer, un court baiser osé… L’expression se prête donc à bien des situations, comme le montre la chanson qui a donné son nom à l’album. C’est déjà ça, par le nombre important de chansons réussies qu’il rassemble, est un véritable succès artistique qui d’ailleurs aurait pu s’appeler « Foule sentimentale » tant la chanson a marqué son époque. 1992-1993 semble donc correspondre à l’âge d’or d’Alain Souchon et Laurent Voulzy. Ce dernier, suite au succès de Caché derrière, partira d’ailleurs en tournée dans la France entière en 1994. Nous avons choisi, extraite de ce Voulzy tour (album live, double CD), la chanson « Du temps qui passe » pour conclure ce chapitre consacré à cette période particulièrement faste pour les deux artistes.

Les filles électriques (Alain Souchon)
Les filles électriques, Alain Souchon, extrait
C’est un court piano-chant mais c’est surtout un exercice de style : le poète va s’essayer à broder sur la petite idée qu’il a trouvée. Ça nous rappelle « Caterpillar » et son fameux : « Les fill’ dans nos cœurs Font des travaux d’aménagement Souvent au marteau piqueur Et sans ménagement… ». En effet, de nombreuses bonnes chansons sont construites sur une association d’idées, de simples jeux de mots… Ici, le thème choisi est un rapprochement entre filles et électricité du point de vue du risque. Comme on dit aux enfants : « Il ne faut pas jouer avec le courant », le chanteur déclare qu’il ne faut pas rigoler avec les filles car c’est un jeu dangereux ; et il s’amuse, brode : « On prend des beignes (…) Des sacrées châtaignes », « On s’abîm’ le cœur À vouloir mettr’ la main sur Les fill’ conducteurs »
« La mélancolie des passions Nous chloroform’ Faut r’fair’ tout’ l’installation Rien n’est conform’ ».
« On s’égratign’ (…) Sur tout’ la lign’ Ou alors faut s’isoler »
Jubilatoire, non ?

Chanter c’est lancer des balles (Alain Souchon)
Dans la même veine, mais en moins guilleret, il y a cette autre ritournelle au piano intitulée « Chanter c’est lancer des balles » qui traduit, une fois encore, l’affection du chanteur pour les airs aux charmes désuets. Si la chanson démarre sur un principe voisin de celui utilisé dans « Les filles électriques », en comparant cette fois chanson et ballon :
« Chanter c’est lancer des ball’ Des ballons qu’on tap’ Pour que quelqu’un les attrap’… »
« Des ballons d’hélium Pour fair’ monter les homm’ Au-d’ssus d’la pluie dans l’solarium »,
le système, certainement moins porteur, est rapidement abandonné au profit d’une mélancolie qui s’installe sans chercher le moindre jeu de mots :
« Chanter c’est lancer des ball’ Derrièr’ un’ vitr’
Pour pas qu’un’ petit’ nous quitt’ Ou pour qu’la vie pass’ plus vit’ »

Sans queue ni tête (Alain Souchon, Laurent Voulzy)
S’il faut une chanson peu inspirée par album, eh bien pour nous ce serait bien celle-là : un humour et des rimes un peu faciles :
« Sans queue ni tête, pas d’chapeau pas d’braguett’ » ;
un chanteur absent à la voix traînante, désabusée, éteinte qui rabâche son texte comme un gamin à l’école primaire ; une musique en effet sans queue ni tête, puisque toujours pareille du début à la fin, avec toujours les deux mêmes accords recommencés… Néanmoins, on peut prendre cette chanson comme une récréation Souchon-Voulzy et reconnaître aux deux artistes le droit de s’amuser, de se lâcher de temps à autre. D’ailleurs, on pourrait aussi voir dans cette diction très particulière et cette mélodie répétitive une parodie du groupe Indochine très en vogue à l’époque et à qui on reprochait souvent le chant peu orthodoxe de son leader, Nicola Sirkis. En allant encore plus loin, « Sans queue ni tête », littéralement « Qui n’a pas de sens », ne pourrait-il pas être considéré comme un précurseur, une quinzaine d’années avant, de la « chanson décalée » ? En effet, il y a des similitudes : façon de chanter presque désynchronisée, recherche du grotesque, de la provocation pour la provocation. Dans ce genre, on peut citer par exemple « Ça m’énerve » (2009) d’Helmut Fritz, « J’adore » de Philippe Katerine avec son célèbre gimmick « Et je coupe le son…, et je remets le son ». Mais le summum est certainement atteint par un Didier Super qui assume un mauvais goût et un politiquement incorrect poussés à l’extrême, reconnaissant lui-même que ses chansons « sont de la merde » mais que c’est pour se faire connaître.

Le fil (Alain Souchon, Pierre Souchon)
À 21 ans, Pierre Souchon rejoint le team Alain Souchon pour écrire une première musique, et ce ne sera pas la dernière… Eh bien c’est une douce réussite qui colle bien aux mots de papa et où l’on sent planer sur la mélodie l’esprit de l’ami Chédid qui, certainement, devait traîner à la maison de temps à autre, au moins sur la platine…
Au-delà de ce fil qui unit notre communauté (peut-être la musique, le fil enchanté, le fil en chansons ?),
« C’est un air détaché Pour chanter Le fil enchanté
Qui malgré nos airs fâchés Dit Tâchez de vivr’ attaché »
l’auteur s’est livré à un travail d’écriture, en recherchant de jolis jeux de mots exquis et sucrés construits sur l’allitération douce en « ch » et l’assonance en « é » ; jugez par vous-mêmes : détaché, chanter, enchanté, fâchés, tâchez, attaché, approchés, accrochés, caché, démanché, lâcher, gâché, empêché, arraché, s’amouracher, éméchés, sachez, toucher, effilocher… J’espère au moins que cette longue liste ne vous aura pas lâchés, pardon, lassés…

Le zèbre (Alain Souchon, Jean-Claude Petit)
Le zèbre (1992) est la première et dernière réalisation du comédien et humoriste Jean Poiret (Poiret & Serrault) qui décède trois mois avant la sortie du long métrage. La chanson est tirée de la bande originale du film signée Jean-Claude Petit. Avec Caroline Cellier et Thierry Lhermitte dans les rôles principaux, le zèbre raconte l’histoire d’un notaire quelque peu excentrique qui tente de tirer son couple de l’habitude qui s’y est installée. Sur fond de musique latino aux élégants phrasés de guitares flamencas, la chanson raconte cette routine amoureuse, un thème souvent développé par Alain Souchon et qui l’adapte ici aux frasques de son notaire provincial :
« Car tout s’use si l’on se serr’ Couch’ d’ozon’ et effet d’serr’
Il trouv’ il trouv’ pour ce souci Le drôl’ de zèbr’ des facéties »
Arlette Laguiller Alain Souchon, Laurent Voulzy, 1993, tonalité LA majeur

C’est une chanson surprenante à plusieurs égards, mais pas obligatoirement en bien…
Côté du fond, on se demande tout d’abord, rien qu’à la lecture du titre, pourquoi Alain Souchon a été se mettre dans une histoire pareille, rendre un hommage direct à une révolutionnaire trotskiste et militante de Lutte Ouvrière. Une fois la surprise passée, on comprend que dans cette affaire Alain Souchon semble avoir été essentiellement guidé par sa nature spontanée et un bon sentiment : voilà quelqu’un qui me plaît bien, une bonne, une belle personne qui, une fois n’est pas coutume en politique, ne fait pas semblant :
« J’aime beaucoup voir Arlette Laguiller arriver à chaque présidentielle et faire ses discours. Je trouve que c’est l’une des seules personnes avec l’abbé Pierre qu’on voit parler, sans vouloir nous vendre quelque chose… Elle a envie que la société soit différente, qu’il y ait plus d’égalité, plus de justice, et elle le dit avec foi et passion, et je trouve ça assez beau et rare. » Alain Souchon par Gilles Verlant, dans L’encyclopédie de la chanson française.
Mais c’est oublier la mission dont Arlette Laguiller est investie et, côté paroles, Alain Souchon va un peu vite en besogne quand il la résume à :
« Quand Arlett’ chant’ c’est de la verdur’ Sur un mond’ difficil’ dur
Les parol’ bien sûr ont un peu d’usur’ Mais ell’ chant’ avec un air pur »,
et, un peu plus loin :
« … Et mêm’ si c’est des bêtis’ Que c’est gentil Que c’est beau… »
L’usure du discours… ; les bêtises… , bien entendu, de tels propos ne pouvaient pas plaire à tout le monde et, en particulier, à la révolutionnaire qui n’a guère apprécié de se faire passer pour la gentille de service !
« Je n’ai rien demandé, mais j’ai trouvé un petit côté paternaliste d’une certaine façon, un peu la petite gentille, vous voyez… ». « C’est courant de dire que les idées révolutionnaires sont un peu ringardes… Ce qui est anachronique, ce qui est ringard, ce n’est pas nos idées, c’est de voir que la société évolue mal… ». Arlette Laguiller par Léa Salamé (Femmes puissantes, France inter).
On comprend donc que par ces mots pourtant dits en toute innocence par Alain Souchon, le dysfonctionnement était programmé d’avance. Il nous semble qu’il aurait pu être évité en appelant la chanson, comme l’auteur l’a déjà fait bien souvent, par un simple prénom, ici « Arlette ». L’anonymat (relatif) aurait garanti la transmission du message, et les initiés auraient facilement reconnu leur égérie. Pour conclure, ne jetons tout de même pas la pierre au chanteur : tout cela partait d’une bonne intention et, je vous rassure, il n’y a pas eu de procès !
Côté musique, l’affaire est également étonnante, même si elle n’est pas foncièrement mauvaise. Mais on comprend qu’Arlette Laguiller (qui aurait pu s’attendre pour son petit morceau personnel à une super mélodie comme Laurent Voulzy sait les faire) ait été un peu surprise à l’écoute de ce long récitatif monocorde. Monocorde, on ne peut pas mieux dire, car le titre fonctionne sur un seul et unique accord, un LA majeur (et ses variations LA7, LA6, LAsus4, LA perpétuellement répétées). Ce bourdon en LA est traité dans un style country-blues, un peu à la manière des barbus texans Billy Gibbons et Dusty Hill, mais sans avoir le punch, la conviction et la maestria de ZZ top ! Pensait-on, au travers du style rock-blues et de l’évocation du groupe alors en pleine gloire, traduire le son de la révolution en marche ?
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Sous les jupes des filles, Alain Souchon, 1993, tonalités Do majeur et Mib majeur
Après « Lettre aux dames », « On se cache des choses » et avant « Les filles électriques », « Caterpillar » et bien d’autres, voilà encore une chanson sur les relations houleuses homme-femme, mais cette fois pris sous l’angle ras des pâquerettes, sous la table ou en montant l’escalier ! En effet, rien que le titre, c’est déjà tout un poème et, une fois encore, on voit qu’Alain Souchon a le goût, le don de provoquer ! À cet égard, je me souviens d’une conversation avec un gars qui, juste en évoquant ce titre, affichait déjà un regard de connivence, un regard de confidence « homme à homme », bref un petit sourire grivois qui en disait long. Il n’avait pas dû écouter les paroles, ou alors ne les avait pas bien comprises, car si le chanteur dandy a bien réussi son coup, en interpellant, en choquant avec ce « Sous les jupes des filles », il a également su s’arrêter à temps. Si la chanson peut paraître suggestive, elle n’est en aucun cas licencieuse : donc pas de chanson cochonne, de chanson vulgaire ou de chanson de salle de garde comme par exemple a pu le faire avec brio et moult contrepèteries Pierre Vassiliu (« Ma cousine » 1963) ; mais la présentation de deux tempéraments diamétralement opposés : des femmes fortes, pondérées, modestes et plutôt attentistes ; des mâles orgueilleux et gonflés à la testostérone.
« Rétin’ et pupill’ Les garçons ont les yeux qui brill’
Pour un jeu de dup’ Voir sous les jup’ des fill’ »
Conclusion ? C’est avec amertume, impuissance et consternation que le chanteur se résout à accepter une pulsion qui régit l’essentiel de nos actes masculins. En substance, ne serions-nous pas que des bêtes ?
« On en fait beaucoup Se pencher tordr’ son cou
Pour voir l’infortun’ À quoi nos vies s’résum’ »

Sous les jupes des filles, Alain Souchon, Laurent Voulzy, extrait
Si les paroles affichent donc une réflexion sociologique bien éloignée du simple côté « olé olé », la musique ne manque pas non plus d’idées et, en particulier, deux peuvent être évoquées. La première bonne idée, nous semble-t-il, c’est d’avoir décliné la chanson dans le style reggae. Ce choix va dans la même direction que celle donnée au titre, non conformiste, car il permet d’associer mentalement « Sous les robes » au petit côté « sulfureux » d’un Gainsbourg qui, le premier, a introduit le genre en France une dizaine d’années auparavant avec « Aux Armes, et cætera », (1979).
La seconde bonne idée, c’est d’avoir attribué une tonalité différente à la présentation de chaque sexe : DO majeur (LA mineur) pour les hommes : LAm (VIm), SOL (V), FA (IV), DO (I)…) ; et MIb majeur (FA mineur) pour les femmes (FAm (IIm), SOL (hors tonalité), Dom (VIm)…). La mélodie « masculine » commençant par la note la (sur l’accord de LAm), la mélodie féminine débutant par un lab (sur l’accord de FAm), ce chromatisme (différence d’un demi-ton) permet d’accentuer le passage d’une tonalité (DO) à l’autre (MIb), et donc du genre masculin au genre féminin. En outre, ce changement de ton apporte une diversité mélodique qui dispense du recours à un éventuel refrain chargé d’ordinaire d’en apporter.
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Foule sentimentale...
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Foule sentimentale, Alain Souchon, 1993, tonalité SOL majeur
Foul’ sentimental’ On a soif d’idéal Attirés par les étoil’ des voil’ Que des chos’ pas commercial’

Une foule par Bibamagazine
Voilà une foule (c’est-à-dire nous…) qui serait sentimentale, romanesque, en quête d’amour et de grandes illusions, et non de tous ces biens et toutes ces idées manufacturés et facturés que nous « inflige » la société de consommation. Après ça, allez me chanter que Souchon n’est pas un peu contestataire !

Ou, comme les chansons ne sont pas faites pour être écrites mais chantées, on peut aussi comprendre phonétiquement « Full sentimental » car on dit que la sensibilité de l’auteur est à fleur de peau et qu’il est donc porté par ses rêveries et ses affects. On dit aussi qu’il aurait eu l’idée de « Foule sentimentale » pendant la période de Noël où la débauche presque « obligatoire » de cadeaux reçus et offerts a de quoi donner le vertige ! Comment ? Une fête chrétienne symbole de l’hyperconsommation ? Un peu rebelle sur les bords, monsieur Souchon ! Pour donner plus de corps aux mots, il cite deux célébrités des années 90 aux talents « incontournables » car imposés par le système de l’époque : Claudia Schiffer et Paul-Loup Sulitzer. Du second, il dira dans une interview donnée au magazine l’Express en 2014 : « Il avait le talent de faire de l’argent, mais c’est un peu vide de ne penser qu’à ça. »
Au final, ce qui a sans doute également fait le succès des paroles, c’est leur simplicité avec leur manichéisme ou s’oppose deux « on ». Le on qui subit : « On a soif d’idéal » ; et le on qui impose : « Y faut voir comm’ on nous parl’ », ces deux on se retrouvant dans le même vers du deuxième couplet : « On nous prend faut pas déconner dès qu’on est né Pour des cons alors qu’on est… ». En définitive, « Foule sentimentale » est une chanson qui redonne leur part d’âme aux gens vivant dans une époque exclusivement matérialiste.


Foule sentimentale, Alain Souchon 1993, extrait
La musique originelle d’Alain Souchon a été « revisitée » avec un côté un peu plus « chicano » (disons mexicano-américain) par l’arrangeur Michel Coeuriot et MYK (pour les intimes), le guitariste Michel-Yves Kochmann dont nous allons reparler. Le morceau n’est donc pas tristounet, il « tape » car il faut faire passer un message. Nous devrions plutôt dire il « tourne » car il est entièrement conçu en SOL majeur sur la succession de deux phrases musicales très voisines où chaque accord dure deux temps : MIm (VIm) / LAm (IIm), RÉ7 (V7) / Si7 (ht) et MIm / DO (IV), LAm / Si7 (hors tonalité, devrait être mineur –IIIm- joué en majeur septième pour servir de résolution et ramener au MIm de départ). Cette efficacité de la guitare rythmique (et sa simplicité qui permet au plus grand nombre de la reprendre), a certainement participé également au succès du morceau élu « meilleure chanson de l’année » aux Victoires de la musique 1994.
Une foule par la Voix du Nord

Full sentimental...
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"La blancheur qu'on croyait éternelle, avant..."
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L’amour à la machine, Alain Souchon, 1993, tonalité SOL majeur

Linge à la fenêtre par LorFM
L’amour à la machine, Alain Souchon 1993, extrait
Comme nous l’avons déjà dit, l’origine de certaines chansons se trouve dans un jeu de mots ou de rimes (du style « la mer, l’amer »…), un rapprochement de contraires qui amène le sourire (du style « un voyeur myope »…), une idée détournée de son sens habituel, c’est le cas de « L’amour à la machine » : l’amour qui a « passé » au soleil des années ne devrait-il pas lui-même être « passé » à la machine (évidemment la machine à laver) pour le débarrasser de la saleté accumulée au fil du temps, de la routine, du détachement et lui redonner sa splendeur initiale ? Il s’agit, bien entendu et encore une fois, d’un discours un brin ironique, d’un dialogue de sourd, d’une divagation de gentil fou car, on le sait bien, il n’existe pas de machine à laver les sentiments.
Passez notr’ amour à la machin’ fait’ le bouillir Pour voir si les couleurs d’origin’ peuv’ rev’nir
Est-c’qu’on peut ravoir à l’eau d’javel des sentiments La blancheur qu’on croyait éternell’ avant ?

Le propos, désabusé, est une fois encore masqué par une musique alerte, avec une rythmique vive, régulière et « roulante » comme une locomotive qui avance, Railroad songs, Trains folksong…, on sent presque les roues sur les rails, les battoirs des femmes d’antan qui frappent le linge avec entrain…
L’effet est renforcé par l’alternance presque systématique des deux mêmes accords de la gamme de SOL majeur : MI mineur (VIm) / RÉ (V), un mineur, un majeur pour ne pas choisir son camp… Seuls les 3 couplets amèneront en plus de ces deux-là un DO majeur (IV) et un SOL (I) pour bien marquer qu’on n’est pas véritablement dans la douleur, qu’on peut rigoler d’un peu tout…

Signalons enfin que le côté entraînant, « locomotive folk» comme nous avons dit, ou machine à laver qui tourne, est encore renforcé par les phrasés répétitifs d’un dobro, cet instrument à résonateur métallique, sorte de guitare amplifiée sans l’aide de l’électricité. On doit ces « moulinets » (formules musicales qui tournent en boucle sur les cordes aigües) à Michel-Yves Kochmann, un guitariste qui collabore avec Alain Souchon depuis l’album C’est comme vous voulez.
Corde à linge par Bricotout

"Tant d'azur perdu..."
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"Oh... des regrets, des regrets, des regrets, des regrets..."
Les regrets, Alain Souchon, Laurent Voulzy, 1993, tonalité MIb mineur

Les regrets, Alain Souchon, Laurent Voulzy 1993, extrait
Les regrets ? Nous y voilà… Il fallait bien qu’un jour notre nostalgique, notre mélancolique préféré aborde le sujet de front ! Car, bien sûr, il y a ceux qui regardent vers l’avenir tête haute, et ceux qui, regard baissé au sol, cherchent dans le passé ce qui était mieux, voire même ce qui aurait pu être et qu’ils ont raté. De prime abord, la seconde attitude paraît moins féconde. Mais la mélancolie se teinte souvent d’analyse, d’amertume, d’autocritique et ces profonds sentiments de remise en question, mâtinés d’humour noir et de dérision, peuvent également amener de grandes révisions, de grans projets, de grands changements… Quoi qu’il en soit, il semble bien qu’on ne puisse pas choisir son camp et qu’on soit, de naissance ou par apprentissage, ou optimiste, ou pessimiste. Comme aurait pu le dire Maxime Le Forestier : « On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille
On choisit pas non plus… » d’être bien quelque part… ou mal ! Alors, laissons-nous emporter par l’auteur pour affirmer avec lui : « Je voudrais que tout revienn’ Alors que tout est passé
Et je chant’ à perdre halein’ Que je n’ai que des regrets »
La plus belle strophe est pourtant ailleurs, au tout début de la chanson. Elle résume en deux lignes toutes les attentes et toutes les désillusions des mélancoliques, à la fois sur les plans collectif et personnel :
Rêvant de révolutions sur le bord de la rivière Il y avait des illusions Dans ma main que tu laissais Sous ton pull-over

Comme deux vers ça ne suffit pas pour faire des paroles, laissons défiler le catalogue de quelques regrets : par faiblesse, ne pas avoir fait d’études ; quelques vieilles chansons de Bob Dylan ; quelques bateaux, quelques conquêtes ; une deux ch’vaux Citroën et ses occupants disparus comme tous ces gens posant sur d’antiques cartes postales ; des objets anciens qu’on regarde en souriant, comme la timbale d’argent de son baptême…

Le morceau est en SOLb majeur. Cette tonalité étant plutôt rare dans les enregistrements où il y a beaucoup de guitares, il y a de grandes chances pour que la chanson ait été jouée derrière un capo, ou en désaccordant la rythmique pour la baisser d’un demi-ton et jouer en SOL majeur. C’est cette alternative que nous avons choisie de vous présenter, sans baisser la guitare (donc un demi-ton plus haut que l’original). Passer les accords devient alors d’une facilité déconcertante : MIm (VIm), DO (IV), SOL (I) et RÉ (V) joués systématiquement dans cet ordre sur les couplets et sur les refrains : MIm, Do et RÉ.
La plus forte proportion d’accords majeurs que d’accords mineurs (uniquement le MI mineur) donne un tonus au morceau qu’il n’aurait pas sans ce choix harmonique. L’optimisme de la musique compense donc le spleen des paroles et leur donne une énergie qui semble dire : cette mélancolie-là, elle a du caractère, voire de l’exaltation. La rythmique de la phrase « MIm DO SOL RÉ » accentue encore cette impression d’enthousiasme avec un procédé « volé » aux musiques afro-américaines : l’accord de DO est anticipé, c’est-à-dire joué un demi temps avant sa place « habituelle », créant ainsi un effet d’empressement, de vigueur, de passion… Alors les regrets, pas obligatoirement dépressifs…
Les regrets, Alain Souchon, démo guitare par Salvéda
Les regrets, Alain Souchon, tablature guitare


Soudan, mon Soudan...
Soudan la détresse des civils en proie aux hostilités par ohchr
C’est déjà ça, Alain Souchon, Laurent Voulzy, 1993, tonalité DO majeur

L’Afrique va mal ! Pour nous en persuader, Alain Souchon choisit une des régions les plus perturbées de ce continent, le Soudan. Depuis la fin d’une période coloniale très complexe, marquée entre autres par les ingérences égyptienne, anglaise et américaine, ce pays de l’Afrique de l’Est n’a pas réussi à trouver son équilibre politique. Durant pratiquement toute la seconde moitié du XXe siècle, le Soudan a été victime de guerres civiles à répétition. La première couvre la période allant de 1955 à 1972. En 1983, débutera la seconde. À partir de 93, date de la chanson, le Front National Islamique au pouvoir depuis 1989, est accusé par les États-Unis de soutenir les mouvements terroristes Islamiques. Depuis, de 2013 à 2020, le pays a été marqué par la guerre civile sud-soudanaise. En 2023, éclate un nouvel affrontement appelé « La guerre des généraux » qui oppose l’armée au pouvoir et des forces paramilitaires… Bien entendu, ce contexte particulièrement instable est cause de nombreuses coupes sombres dans les populations civiles ; d’importantes famines récurrentes ; de vagues épidémiques : montée du paludisme, rougeole, choléra, virus Ebola… ; d’un taux de mortalité maternelle aujourd’hui parmi les plus élevés au monde ; de déplacements de population colossaux à l’intérieur du pays (4 millions de personnes depuis 2011) ; et, bien entendu, d’un exode massif.

Alain Souchon choisit de nous présenter, plutôt que son pays dévasté, un de ces émigrés soudanais arrivé à Paris. Il choisit de nous décrire la beauté d’un personnage qui, face au déracinement, face à la précarité, à la dépendance, à la soumission à d’autres codes et d’autres cultures (urbaine, européenne…), choisit de danser en marchant car « Marcher dans un’ vill’ d’Europ’, c’est déjà ça », c’est déjà ça de gagné, pourrait-on dire, même si nous, nous avons du mal à comprendre le bonheur de cet homme, le plaisir qu’il a de pouvoir marcher dans une ville en paix !

L’Europe va mal ! C’est ce que veut nous dire également Alain Souchon. Car devant cet homme qui danse « dans ces djellabas », les passants ne font que sourire… Sourire à quoi ? Au spectacle amusant d’un Soudanais qui danse sur les trottoirs de Paris ? Ou sourire à la violence, à l’horreur, à la souffrance et à l’exil ? La chanson est donc à la fois un plaidoyer à la tolérance ainsi qu’une dénonciation de l’indifférence, cette petite sœur du racisme.

C’est déjà ça, Alain Souchon / Laurent Voulzy 1993, extrait
La musique, signée Laurent Voulzy, laisse la part belle à un accord mineur de la tonalité de DO, ce qui, en premier lieu, amène l’ambiance mélancolique qui se dégage des couplets. Ensuite, ces longues plages de LA mineur, puisqu’il s’agit de cet accord, permettent la mise en place d’un « ostinato » : souvent utilisé dans les musiques africaines, c’est un motif mélodique ou rythmique qui se répète « obstinément » d’un bout à l’autre du morceau. Cet accompagnement de base est réalisé par un oud, une guitare traditionnelle arabe proche du luth. Il est à nouveau (comme dans « L’amour à la machine ») tenu par Michel-Yves Kochmann qui, pour l’occasion, l’a accordé à sa façon.
Avec le refrain, Laurent Voulzy nous ramène un peu plus vers l’Europe et une harmonie plus variée, moins linéaire : FA7M (IV7M), SOL (V), LAm (VIm) et DO (I).

Du temps qui passe, Laurent Voulzy, Alain Souchon, Voulzy Tour 1994, tonalité SOL majeur

Terminons avec « Du temps qui passe », bien que la chanson soit enregistrée sur un autre album, le Voulzy Tour. Cependant, ce titre a bien sa place ici, notamment par sa sortie l’année suivante (1994), et aussi surtout car il s’inscrit dans la continuité de « Les regrets », autant par les paroles que par le principe musical.
Pour le texte, on retrouve le thème, sinon des regrets, du moins du temps qui passe sans lequel la nostalgie n’est pas possible :
« Il court il court le temps hélas Pareil au fil des heur’
Faut fair’ les chos’ avant qu’ell’ pass’ Qu’ell’ s’en aill’ ailleurs »
Le reste des paroles, à notre sens, sans être mauvais (avec même une petite pointe de dérision), n’a rien d’édifiant et semble n’avoir été créé que pour servir de support à la musique (ou alors se caler sur elle).
Du temps qui passe, Laurent Voulzy / Alain Souchon, 1994, extrait

Presque comme « Les regrets » (SOLb majeur) le morceau est en SOL majeur, avec une phrase répétitive construite sur 4 accords : SOL (I), RÉ (V), MIm (VIm), RÉ joués dans cet ordre. On retrouve le DO (IV) dans le refrain…, le compte est bon, ce sont bien les quatre mêmes degrés que pour « Les regrets », en revanche joués dans un ordre différent et en commençant cette fois par le SOL. Donc « Du temps qui passe », malgré la gravité du sujet, est encore un morceau gai, enjoué, avec une rythmique typiquement folk, presque « Zimmermanienne » (ou « Bobdylanesque » si l’on préfère) : 2 noires, 4 croches par mesure. Donc, en définitive, « Du temps qui passe » est une chanson avec une mélodie sympa, une rythmique et des accords faciles qui plairont aux débutants. Ajoutons pour aider ces derniers que la mélodie de chaque phrase musicale (sur 4 ou 3 mesures) commence toujours sur le 3ème temps de la première mesure.
Du temps qui passe, L. Voulzy, démo guitare par Salvéda
Mais le temps passe, passe, et sans nous étendre plus longtemps sur les mauvais et les bons sentiments, allons cette fois étendre notre machine, car elle vient tout juste de s’arrêter et, c’est déjà ça, pour une fois il fait beau ce soir donc, pas de regrets, profitons-en !
