Au ras des pâquerettes, Alain Souchon 1999
Publié le 6 juin 2023, par Charles-Erik LabadilleL’album Au ras des pâquerettes

Sorti juste avant le troisième millénaire (1999), Au ras des pâquerettes est le 10ème album d’Alain Souchon. Il a moins fait parler de lui car, comme nous allons le voir, seule une chanson a véritablement connu la « gloire » sur les dix enregistrées : c’est « Le baiser », paroles et musique d’Alain Souchon. Ceci dit, l’album a tout de même été certifié « disque de diamant » et s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires ! Laurent Voulzy, pour sa part, a mis la main à la pâte pour 5 musiques : « Pardon » ; « Tailler la zone » ; « L’horrible Bye-bye » ; « Au ras des pâquerettes » ; « Une guitare, un citoyen ». Pour les paroles, on voyage toujours du sérieux au sourire, des aspirations aux désillusions des hommes, de la société qui va cahin-caha à la nature qui étouffe, de l’amour-l’amitié aux séparations, et avec, entre autre compagne, cette mer qui s’invite dans pas moins de quatre chansons : « Pardon » ; « Le baiser » ; « Tailler la zone » et « L’horrible bye-bye ».
Comme pour le Cœur Grenadine, il y a des paliers de décompression à franchir à l’écoute de Au ras des pâquerettes pour pouvoir atteindre, en toute intégrité, le Graal. On ne démarre tout de même pas au ras des pâquerettes avec nos 4 premières chansons, mais il faut bien admettre que l’attraction terrestre s’y fait quelque peu sentir… Il faut attendre les 4 suivantes pour vraiment décoller, ou vraiment plonger, tout dépend du sens de la marche. Mais c’est vraiment avec les deux dernières qu’on atteint avec délectation l’ivresse abyssale qui fait tourner la tête. Alors ? Prêts à grimper dans le petit submersible du Commandant Cousteau ?
C'était menti, Alain Souchon, Pierre Souchon, 1999, tonalité FA majeur

Le principal défaut des 4 premiers morceaux, c’est d’être répétitifs et, de ce fait, de distiller une certaine monotonie, d’apporter un certain ennui à l’écoute. La musique composée par Pierre Souchon pour « C’était menti » ne déroge pas à cette règle. C’est une boucle folk assez classique sur 4 accords toujours recommencés (RÉm, SIb, FA, DO), sans véritable refrain, un petit air plaisant mais qui ne nous laissera pas un souvenir impérissable ; le texte non plus d’ailleurs où Alain Souchon commence à faire l’inventaire de ses vieilles connaissances (qu’il va d’ailleurs poursuivre dans la chanson suivante !). Ces paroles semblent évoquer les désillusions laissées par les époques et les messages véhiculés par de grands artistes qui disaient changer le monde : Scott Joplin (pianiste de ragtime des années 1900) ; Fats Waller (pianiste et chanteur des années 30) ; Bob Dylan (notre Bobby, chanteur de protest songs des années 60).
Rive gauche, Alain Souchon, 1999, tonalité SI majeur
Alain Souchon serait-il lui aussi atteint par cette maladie de la répétition (car cette fois la musique est de lui) ? Cette guitare qui tourne encore sur 4 accords, presque 3 : SOL#m (VIm), SI (I), FA#, FA#7 (V7), à la longue, lasse un peu, c’est du moins notre avis. Elle fonctionne néanmoins pour porter l’énumération des artistes « Rive gauche », des anciens : Jacques Prévert, Paul Verlaine, Léo Ferré, Boris Vian ; aux modernes : Miles Davis, Jim Morrison… Vous pouvez, bien entendu, jouer le morceau avec un capo à la 6ème case et les renversements suivants : RÉm, FA, DO et DO7.
L'horrible bye-bye, Alain Souchon, Laurent Voulzy, 1999, tonalité SOL majeur
Répétition, répétition encore mais cette fois c’est monsieur Voulzy qui est aux manettes musicales ! Frisette blonde, boucle brune, ça frise la facilité, cette fois sur 3 accords et sur toute la chanson, qui dit mieux : SOL (I), RÉ (V), DO (IV), RÉ, splendide I IV V éternellement rejoué. Une boucle, une chanson…, on a beau écouter, on ne s’y fait pas vraiment… Paroles copiées-collées sur la musique, la musique, toujours recommencée… voilà l’horrible… bye-bye, chanson sur l’amitié et la douleur des séparations, allez, bye-bye, on passe à la suite…
Petit tas tombé (Alain Souchon, Pierre Souchon), 1999, tonalité RÉb majeur

La chanson commence par un court air d’orgue, peut-être pour faire « religieux » et annoncer que le sujet va vraiment être sérieux. Mais il est rapidement absorbé par une rythmique de reggae, très en vogue, comme nous l’avons signalé, depuis que Gainsbourg l’a fait connaître en France. Nous avons déjà parlé du rôle que peut jouer une musique plus gaie, plus alerte (avec des accords majeurs) pour rendre moins pathétiques des textes difficiles. C’est le traitement qui a été appliqué ici car la chanson parle des sans-abri. Mais il semble que la musique jamaïcaine grossisse trop le trait et « plombe » quelque peu des belles paroles que, pour le coup, on a tendance à prendre à la légère. Dommage ! Les sourires d’Alain Souchon, à eux seuls, auraient certainement réussi à alléger ce thème grave et pénible :
« Petit tas tombé Petit a sans petit b Attention piéton Un’ âm’ est sous ces cartons »
« Ancien bébé ros’ Amoureux au bouquet d’ros’ Dans ce mond’ équivoqu’ On est gêné quand on t’évoqu’ »
On peut comparer ce titre avec une chanson voisine pour les paroles (toujours d’Alain Souchon) : c’est « Jésus » où la musique plus austère écrite par Laurent Voulzy nous fait véritablement prendre toute la dimension du problème.
Enfin, pour finir avec le reggae, il a ce deuxième « défaut » : c’est, en règle générale, une musique simple du moins pour l’harmonie, et les deux accords utilisés ici : RÉb (I), LAb (V), nous ramènent rapidement à nos affaires de cycles un peu monotones, heureusement optimisés dans « Petit tas tombé » par l’apparition d’un refrain (et d’un nouvel accord, le SIbm (VIm). Quant au RÉb, LAb… qui peuvent paraître au contraire très sophistiqués quand on débute à la guitare, il ne faut voir derrière cette difficulté trompeuse qu’un capo placé à la première case suivi d’un DO, d’un SOL et d’un LAm, ce qui, il faut bien le dire, correspond mieux à l’idée que d’ordinaire on se fait du reggae !
Tailler la zone (Alain Souchon, Laurent Voulzy), 1999, tonalité SOL majeur

C’est une jolie chanson qui parle cette fois d’un grand trouble de notre société : l’instabilité, celle-là même qui prend bien des individus à la gorge, les tiraillant leur vie durant entre deux « valeurs » diamétralement opposées : d’un côté, la sécurité, le confort, les habitudes, apanage ici d’un auteur « installé » ; de l’autre, les voyages, la liberté, l’imprévu que recherche une petite vendeuse de glace rencontrée sur une plage. À ce dernier propos, à écouter l’auteur glisser l’air de rien dans ses premiers couplets, « fraise cassis », « vanille-fraise », on ne peut s’empêcher de penser à un grand « ancien » qui déclamait jadis (1960) :
« Et puis d’abord pas question De lui prendr’ le menton
D’ailleurs ell’ était d’Antib’ Quelle avanie
Avanie et Frambois’ Sont les mamelles du destin » Avanie et framboise, Boby Lapointe
Pour en revenir à Alain Souchon, il devait en arpenter des grèves à cette époque : « Tailler la zone », « Le baiser »… Nous préférons de loin cette seconde chanson à la musique plus « relevée ».
Tout d’abord, être « débarbouillée » de son arrangement un peu vieilli (synthé avec vibratos qui « empâte » tout le fond sonore…) ; ensuite avoir un refrain ou un pont, bref, avoir au moins un deuxième thème pour casser la monotonie qui s’installe une fois encore avec la répétition d’une séquence unique, même si, pour amener de la variété, elle est régulièrement coupée par un gimmick à la guitare avec une mélodie sympa et bien identifiable. Mais tout de même, deux accords seulement : LAm (IIm), MIm (VIm) pendant 4 min 03, c’est une véritable ascèse ! Il y a pourtant une nouveauté qu’on peut, qu’on doit signaler. Le morceau aurait pu être composé en DO majeur : LAm (VIm), MIm (IIIm), les deux accords « fonctionnant » aussi dans cette tonalité. Or, Laurent Voulzy a choisi de composer en SOL majeur… L’introduction de ce fa# (remplaçant le fa de la gamme de DO) change la donne. Il apporte une couleur plus gaie à l’accord principal, le LA mineur qui, de ce fait, sonne moins « classique ». Ce mode dit dorien avec sa sixte majeure (la si do ré mi fa# (VI) sol) se retrouve dans le contre-chant à la guitare qui sépare les couplets : si la si do si la ré do si la sol mi fa# mi, discret fa# mais qui change bien des choses…
Donc même motif, même punition que les précédents ? Non, le morceau tourne bien, il a du charme, mais il aurait certainement sortir du lot. Laurent Voulzy a peut-être manqué d’un peu de temps pour fignoler cette petite vendeuse de glace… Mais c’est vrai, il ne faut pas attendre de trop non plus car la glace fond sans qu’on s’en aperçoive ! Enfin, c’est également vrai qu’il est facile d’être critique quand on n’a pas le nez sur les fourneaux, ou plutôt, excusez-nous, dans l’congélo !
Une guitare un citoyen, Alain Souchon, Laurent Voulzy, 1999, tonalité SIb majeur


Et la suite, nous avons du mal à le confesser, c’est encore une nouvelle boucle, une frisette, un frisottis à la Voulzy, en SIb cette fois, avec des couplets sur trois accords : SOLm (VIm), MIb (IV), FA (V), et une mélodie lancinante qui se répète ad vitam æternam ! Sommes-nous maudits ? Eh bien non car, pour une fois, c’est un accroche-cœur, une guiche, une anglaise, bref une charmante bouclette qui fonctionne et même bien. La règle a donc des exceptions et, quelque part, c’est un peu triste car des générations de musiciens continueront, à la recherche de la boucle rare, à se fourvoyer sur les chemins de la facilité extrême ! Mais revenons à Une guitare… Qu’est-ce qui a changé au point que la chanson s’en sorte malgré son handicap harmonique ? Il y a certainement deux raisons : la première, bien entendu, c’est l’existence d’un refrain pourtant construit sur les mêmes accords mais qui transcende véritablement l’ensemble avec son bout de mélodie reconnaissable entre tous ; la seconde, c’est un placement rythmique particulier des accords qui leur confère une valeur structurelle originale, sorte de court riff répétitif qu’on retient bien et qui « porte » la chanson.
Une guitare un citoyen, Alain Souchon, Laurent Voulzy, extrait
Dès le début de la chanson, le climat est pesant, sec, dévasté, une immensité marquée par une peine infinie… On pourrait d’ailleurs comparer ce prologue, paroles et musique confondues, avec celui de « La vie Théodore » qui paraîtra six ans plus tard :
« Par exempl’ êtr’ ailleurs Avoir envie d’êtr’ ailleurs
Rien fair’ Avoir envie de rien fair » Une guitare un citoyen, 1999
« On s’ennuie tell’ment On s’ennuie tell’ment On s’ennuie tell’ment
On s’ennuie tell’ment Alors la nuit quand je dors… » La vie Théodore, 2005
Alain Souchon observe d’un œil froid et résigné le monde qui l’entoure et, on s’en doute, ce n’est pas très réjouissant : l’envie de ne rien faire, la vie monotone, l’ennui, la télé tout le temps, les séparations…
« Prendre des rues Marcher dans les av’nues Croiser les gens Avec les soucis d’argent
Sentir son cœur vid’ éperdument Comm’ s’il ne pouvait plus sentir les sentiments »
Bien entendu, cette chanson que nous vivons également bien des jours, c’est du blues, du blues à la Souchon, …, dont le message final met néanmoins un peu de baume au cœur :
« Et dans ces circonstanc’ Sur un’ Gibson roug’
Un vieil homme qui chant’ Ça peut fair’ du bien »,
et nous incite à partir avec B. B. King, Chuck Berry et Éric Clapton, tous ces guitaristes qui, pour changer, pourraient nous apporter un rien de bonheur !
Au ras des pâquerettes, Alain Souchon, Laurent Voulzy, 1999, tonalité DO majeur

Au ras des pâquerettes, Alain Souchon, Laurent Voulzy, extrait
Ca y est ! Ça y est ! C’est sûr, on continue à décoller, ou on plonge, peu importe ! On s’échappe, on plane enfin (curieusement dans un titre appelé « Au ras des pâquerettes » !) car Laurent Voulzy, s’il est toujours en boucle dans le couplet (SOL, MIm), nous offre un « pont » magnifique (FA…) qui, sur les beaux mots d’Alain Souchon, nous entraîne vers le ciel (ou les profondeurs, c’est comme vous voulez…) :
« Si l’amour est une montgolfière La vie un voyag’ ballon à fair’
Montons au-dessus des vill’ des campagn’ Sous l’effet de nos baisers de propan’
Cœurs légers, cœurs légers dans les nacelles Les amoureux vol’ dans l’ciel
Laissant en bas les cœurs lourds De ceux qui n’ont pas d’amour »
« Au ras des pâquerettes » est donc une chanson sur notre besoin d’amour, sur la beauté de nos existences grâce à l’amour qu’on donne et qu’on reçoit. Paradoxalement, c’est aussi une chanson sur les peines et les soucis amoureux, disputes, jalousies, séparations sur le quai des gares…, sans lesquels rien n’a d’intérêt non plus ! « Au ras des pâquerettes » est également une chanson qui semble réconcilier Alain Souchon avec la vie, le moment est assez rare pour qu’on en profite ! C’est aussi une chanson qui ne manque pas d’humour, nous y sommes habitués avec l’auteur, à juger par la chute de la chanson qui rend hommage à l’héroïne de La boum, le film de Claude Pinoteau sorti 20 ans plus tôt (1980) :
« Sans les seins de Sophie Marceau qu’est-ce qu’on fait On rest’ On rest’… » (sous-entendu… au ras des pâquerettes !).
Pardon, Alain Souchon, Laurent Voulzy, 1999, tonalité LA majeur

Alain Souchon ne s’était pas encore positionné en chanson sur le thème de l’écologie. Certes, il y avait bien eu « Le pouvoir des fleurs » (1992) mais il s’agissait plutôt là d’amour et de révolution parfumée et pacifique. Cette fois, les fleurs se sont fanées sous les flots de phytosanitaires, les escargots ont crevé à force de pesticides… Le constat est amer au point que le chanteur demande, pour lui-même et ses frères, pardon à la mère terre, comme le feraient des enfants pris en faute :
« Terr’ jolie terr’ notre mèr’ volant’ Avec nous dans le ciel et les étoil’ filant’ Pardon pardon »
La voix austère se fait plus basse et récite sur essentiellement deux notes (mi et ré) le long catalogue des dégradations commises par l’homme à l’égard de sa maison : cette maison que les Grecs appelaient oikos et qui chez nous a donné le mot écologie :
« Collin’ fatiguées plain’ plat’ Pleurez votre pein’ de nitrat’ Pardon pardon
Pour cett’ flott’ de plastiqu’ bleu Qui prend la mer pour les millénair’ Pardon »
Alors que d’autres prônent un combat pour la défense de l’écologie, il semble y avoir beaucoup de résignation, d’inéluctable dans ce pardon, comme le traduit, entre autres, ce « pour des millénair’ ». En écologie, comme dans bien d’autres domaines, Alain Souchon reste un observateur (le constat est fait, la prise de conscience actée) pessimiste.
Pardon, Alain Souchon, Laurent Voulzy, extrait
Certainement pour traduire également cette détresse, cette honte, Laurent Voulzy a choisi une musique particulièrement sobre qui aussi se déroule essentiellement sur deux accords (LA (I), MI (V)…, parfois DO (hors tonalité) sur le refrain pour suivre le récitatif monocorde des dommages enregistrés. Si l’harmonie reste donc plutôt figée, comme pour traduire une situation tendue, l’orchestration qui alterne moments très légers et passages puissants permet d’apporter une intéressante diversité dans le morceau.

Le baiser...
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Le baiser, Alain Souchon, 1999, tonalité MIb

La Joconde par Léonard de Vinci, vers 1503
Le baiser, paroles et musique d’Alain Souchon 1999, extrait
« Le baiser » est une chanson purement romantique : l’hiver, on imagine la brume, peut-être un imposant ciel sombre, la mer du Nord entre France et Belgique, la longue plage de Malo Bray-Dunes qui invite à des promenades infinies… « Le baiser » est aussi une chanson singulière qui raconte avec facétie une rencontre inhabituelle : celle de l’auteur croisant une inconnue qui, d’une manière inattendue, lui donne un baiser. « Le baiser » est donc un air romantico-cocasse ou, aussi drôlement romantique ! La chute de la chanson, un peu acerbe, est d’ailleurs amusante et plutôt immorale : à la fin de ce moment de pur bonheur, de cette rencontre incroyable et éphémère, la belle repart « dans l’Audi de son mari » ! Si l’argent ne fait pas vraiment le bonheur, il permet au moins de « récupérer » sa conjointe…


Voilà donc une nouvelle héroïne à la Souchon, bien dans l’air de son époque, tout à fait réelle et même « palpable », écharpe et boucles brunes, plutôt normale même si elle affiche un petit air mutin. Dans cette séquence simple et très réaliste, le vent cher à Alain Souchon (« Quatre nuages », « Le rêve du pecheur »…) va cette fois jouer un rôle de véhicule : il transporte de la musique, lointaine, déformée…, et c’est pour l’auteur l’occasion de nous replonger dans le concret et, par la même occasion, de nous apprendre un petit quelque chose. Les « flonflons à la française », on connaît, on pense bien-sûr au célèbre « Vesoul » (1968) de Jacques Brel : « D’ailleurs j’ai horreur De tous les flonflons De la valse musette et de l’accordéon… ». Mais les Fancy-Fairs ? Eh bien, en Belgique, ce sont des fêtes de bienfaisance données en plein air. Si l’on traduit littéralement, ce sont des « foires de fantaisie », avec musique bien entendu, des fêtes que l’on peut rapprocher des anciennes kermesses de chez nous. Si la plage longue va permettre la rencontre de l’auteur et de son inconnue, ce dernier chante aussi que le vent est un allié des amours car il marie en ces lieux les musiques de France et de Belgique. Le vent entremetteur ? Il y a vraiment du Souchon dans l’air…


Le baiser est un morceau en MIb majeur divisé en trois séquences. La première (Je chant’ un baiser…) est en DO mineur, pour renforcer le caractère nostalgique des paroles. Ce Dom (VIm) est accompagné par le SOLm (IIIm) et le SIb7 (V7). La seconde partie (La mer du Nord en hiver…) est en MIb majeur (degré I) pour traduire l’attachement de l’auteur à un territoire qu’il prend plaisir à décrire. La séquence est également plus enlevée rythmiquement car la succession des accords est plus rapide : MIb (4 temps), suivi du SIb (V) et du LAb (IV) chacun sur 2 temps. Enfin, une sorte de pont (Le vent de Belgique…) nous ramène à la rêverie, avec un long passage en LAb7M (IV7M, ambiance un peu floue, éthérée des accords septième majeure), suivi des habituels MIb et SIb avant de replonger dans la tonalité mineure de départ (DOm).
Pour ceux qui débutent à la guitare et n’aiment pas particulièrement les accords de MIb et LAb, barrés positionnés plus « loin » sur le manche (plus loin du sillet de tête et donc plus « haut »), il existe une solution alternative bien plus simple pour interpréter « Le baiser » : il suffit de transposer le morceau un demi-ton plus bas (RÉ majeur) et de jouer les nouveaux renversements derrière un capo placé à la première case : pour le début de la chanson, la succession des accords devient alors : SIm7 (degré VIm), SIm7, FA#m7 (IIIm7), FA#m7, LA7 (V7), LA7, SIm7 / FA#m7, FA#m7 et ainsi de suite…
Pour le rythme, c’est un peu plus compliqué. Avant de vous proposer une rythmique fonctionnelle sur tous les accords du morceau, il va nous falloir attaquer la présentation des rythmes dits « ternaires ». Ensuite, nous verrons une petite astuce inventée par des musiciens plutôt « binaires » qui ne se sentaient pas trop à l’aise avec l’écriture des rythmes ternaires.
Les rythmes binaires et les rythmes ternaires

Dans les mesures binaires : 2/4, 3/4, 4/4…, chaque temps est divisible par 2 (ou un multiple de 2). Ce genre de mesure est particulièrement fréquent dans la musique populaire européenne.
Mais on peut aussi diviser chaque temps par 3 (ou un multiple de 3). Ce type de découpage du temps donne naissance à un rythme qui balance différemment, peut-être moins « dichotomique », donc plus « chaloupé » et qu’on appelle le TERNAIRE. Il est principalement utilisé dans le blues, le jazz (tout particulièrement le swing), bref les musiques afro-américaines (et d’Amérique latine) : ce type de mesure se note 6/8, 9/8, 12/8…
L’interprétation ternaire

La limite entre les morceaux binaires et les morceaux ternaires est parfois plus floue et, parfois, peut prêter à l’interprétation du musicien qui peut jouer « dans la nuance ». On parle parfois d’artistes qui « swinguent », qui « groovent » quand ils jouent un peu plus ternaires des morceaux binaires ; a contrario, certains orphéons qui se lancent dans l’interprétation de morceaux jazz (New Orleans…) peuvent avoir tendance à les jouer un peu trop binaires…
Expliquons-nous. Certains morceaux très typés ne prêtent pas à confusion. Un air où quasiment tous les temps sont divisés par trois : 1-2-3 1-2-3… ne peut s’exécuter qu’en ternaire. En revanche, certains folks, certains morceaux militaires où tous les temps sont divisible par deux : 1 2-et 1 2-et… ne peuvent être joués qu’en binaire. En général, cette « affaire-là » ce sent dès le début du titre. Prenons deux exemples connus. Extrait 1 : « Tous les garçons et les filles » de Françoise Hardy (F. Hardy / R. Samyn) est typiquement ternaire, composé en 12/4 (mesure à 4 temps). Extrait 2 : « Santiano » de Hugues Aufray (Traditionnel / Jacques Plante) est binaire, composé en 4/4 (également mesure à 4 temps).
Tous les garçons…, Santiano…, ternaire, binaire, démo Salvéda

Mais, comme nous l’avons dit, il existe aussi des morceaux où la division des temps est moins nette et peut être interprétée de manières différentes. Cette interprétation ternaire peut concerner de nombreux morceaux de Laurent Voulzy et Alain Souchon que nous avons déjà présentés : J’ai dix ans ; Y’a d’la rumba dans l’air ; Le coeur grenadine ; Karin Redinger ; Somerset Maugham ; Banale song…
Prenons un exemple : l’interprétation et l’écriture de « J’ai dix ans ». Extrait 1 : le morceau est écrit et joué en binaire (4/4) et le résultat n’est pas terrible. Extrait 2 : les mêmes notes, exactement les mêmes, sont écrites et jouée en ternaire (12/8) et là, ça fonctionne. Extrait 3 : le même morceau est écrit en binaire mais en utilisant les triolets de croches ; ça « marche » aussi, avec un rythme un peu plus syncopé…
J’ai dix ans, A souchon / L Voulzy, en binaire et en ternaire, démo Salvéda


Un baiser ?

Marilyn par Roy Lichtenstein
Le rythme de « Le baiser » s’inscrit justement à la charnière binaire / ternaire et son ambiguïté (ou sa complexité), sa finesse participent également au caractère romantique, nostalgique du morceau. Il a été écrit en 4/4 mais aurait pu tout autant l’être en 12/8. Si la basse joue très binaire, lourd, presque comme l’hélicon d’une fanfare, la charley (charleston, élément de la batterie), discrète joue, sans l’afficher vraiment, plutôt ternaire et aurait tout à fait pu nous faire un petit « chabada ». La voix d’Alain Souchon plane sur l’ensemble renforçant le caractère « flottant » de l’ambiance musicale. Pour ceux qui veulent l’interpréter en acoustique, nous proposons cette rythmique en battements écrite en 12/8 (voir la tablature) : 1 noire pointée, 1 couple noire-croche, 1 noire pointée, 1 noire pointée… Écrit en 4/4, on aurait eu : 1 noire, 1 triolet de croches avec demi-soupir au centre, 1 noire, 1 noire. Écoutez le résultat sur l’audio qui suit :
Le baiser, Alain Souchon. Démo guitare en ternaire par Salvéda


Caterpillar, dans la ling'rie fine...
Caterpillar, Alain Souchon 1999, tonalité DO mineur harmonique et DO majeur

Comme « L’amour à la machine », « Caterpillar » est construit sur un mot, un groupe de mots, une expression, que l’on prend au sens propre alors que d’ordinaire elle s’emploie au figuré, ou l’inverse. Le but est donc de détourner le sens initial de la locution pour la conjuguer sous une autre forme, qui devient drôle ou, tout du moins, qui permet à celui qui écrit de « jouer » avec elle sur le plan littéraire : jeux de mots, double sens, rapprochement de contraires, rimes aux significations originales ou décalées, bref un véritable bonheur pour l’auteur qui va s’en donner à cœur joie ! Nous aussi, à l’écoute, et c’est certainement cette raison qui nous a fait retenir cette chanson pour l’étudier d’un peu plus près.
On se demande, dès la lecture du titre, ce qu’une chanson peut avoir à voir avec un Caterpillar, un gros engin de travaux publics. Mais c’est un morceau d’Alain Souchon, ne l’oublions pas…
Donc, pour ses exercices littéraires, c’est de l’expression populaire « quel chantier » qui signifie « quel désordre » qu’Alain Souchon se sert. Il la conjugue avec la notion d’amour et, bien entendu, de désordres amoureux. Ce rapprochement lui donne l’occasion d’un premier jeu de mots, porté par une rime très « riche » :
Si vous voyez dans ma poitrin’ le chantier Il se peut que par déprim’ comm’ moi vous chantiez

Et, bien entendu, une fois le filon trouvé et le chemin ouvert, le festival continue. Alors, plutôt que de nous lancer dans des paraphrases inutiles, contentons-nous de citer le poète :
« Les fill’ dans nos cœur font des travaux d’aménag’ment Souvent au marteau-piqueur et sans ménag’ment »
« Alors bulldozers, gross’ machin’ pell’teus’ Regardez dans ma poitrin’ le trou qu’ell’ creus’ »
« Les fill’ nous font pas peur parc’qu’ell’ sont tout’ petit’ Mais ell’ nettoient dans nos cœurs à la dynamit’ »
Quant au refrain, embaumé par ce parfum de Guerlain aux effluves de patchouli, il vaut également son pesant d’or :
« Hum Caterpillar dans la ling’rie fin’ Dans l’Eau de Shalimar les barr’ à min’ »

Caterpillar, paroles et musique d’Alain Souchon 1999, extrait
Puisque nous avons cité une bonne part de ces excellentes paroles, il est grand temps de passer à la musique… Il y a d’abord ce petit bruit continuel, le tic-tac d’un métronome qui, comme un réveil, égrène le temps qui passe et annonce le caractère inexorable de travaux de chantier qui durent, durent… L’ambiance est très binaire, lourdement posée sur les temps et les contretemps ; mais ce n’est pas gênant, bien au contraire, car cette cadence appuyée traduit l’avancement des grosses machines ! Le rythme se surcharge encore sur le refrain, avec l’entrée d’une imposante basse qui marque les premier et troisième temps, appuyée sur ce dernier par une sombre et puissante caisse claire (pas si claire que ça !).
À la guitare, cette « pesanteur » peut être rendue à la main droite (celle qui fait la rythmique) par un jeu lourd et dépouillé, réalisé soit en arpège aux doigts, soit au médiator : une basse frappée sur le premier et le troisième temps ; un accord brossé (vers le bas) ou pincé (les trois cordes aiguës) sur le deuxième et quatrième temps. En fait, c’est une sorte d’accompagnement « à la Brassens » mais en beaucoup plus lent et pesant. Enfin, il est bon de signaler une petite subtilité du compositeur Alain Souchon qui ne va pas forcément plaire aux débutants : l’introduction d’une mesure à 5 temps (5/4) sur la phrase « souvent au marteau-pi-» et l’accord de LAm7 (5ème mesure du couplet). Néanmoins, ce rajout n’ayant pas un caractère « fondamental », ce temps supplémentaire peut être facilement éliminé pour que cette mesure, comme toutes les autres, soit à 4 temps (4/4).
Dans ce morceau, deux ambiances s’opposent. Tout d’abord celle du couplet, triste et presque désespéré, rappelle que la vie est difficile et l’amour également. Alain Souchon confirmera d’ailleurs cette prise de position en 2005 dans « L’île du dédain » :
« L’amour c’est pas marrant tous les jours c’est moi qui vous l’dit ».
Cette déception, cette lassitude se conjugue en DO mineur. Ensuite, pour le refrain (4 premiers accords), on passe en DO majeur, comme si l’auteur nous faisait un petit clin d’œil : oui, mais mon affaire, c’est un canular : « Hum Caterpillar… », mais en fait, pas tant que ça et il repasse en mineur…
Dans le détail, l’harmonie est même un peu plus compliquée que ce qui vient d’être dit. Cette sophistication compense certainement la simplicité du rythme et donne au morceau toute sa valeur, toute sa saveur… : et c’est une saveur quelque peu orientale qui se marie bien avec les senteurs du Shalimar (la « Demeure de l’amour » en sanscrit) et des jardins mythiques du Taj Mahal ! Car la gamme de DO mineur utilisée est une gamme de DO mineur harmonique qui permet d’associer l’accord de DO mineur (Im) à un accord de SOL majeur septième (V7). La lecture harmonique du morceau devient alors plus complexe.
Couplet :
DOm (Im), DOm, SOL7 (V7), SOL7 : gamme de DO mineur harmonique ;
LAm (IIm), RÉ7 (V7), SOL (I), modulation en SOL majeur, le dernier accord servant de résolution amenant la seconde séquence du couplet et le refrain.
Refrain :
SOL7 (V7), DO (I), LAm7 (VIm), DO (I) : modulation en DO majeur ;
FAm (IVm), FAm, SOL7 (V7), SOL, SOL7 : retour à la gamme de DO mineur harmonique et résolution (SOL 7) vers le DOm de début.
En fait, si l’on y réfléchit, la musique, c’est presque aussi compliqué que l’amour…
La gamme mineure harmonique

Cette gamme est différente de celle que nous avons utilisée jusqu’ici, la gamme mineure naturelle sur laquelle nous allons d’abord revenir rapidement. C’est une gamme issue, dérivée de la gamme majeure dont elle possède toutes les caractéristiques, hormis le fait de débuter sur une note différente. Si les notes ne changent pas, ce nouveau point de départ modifie en revanche la succession des tons et des demi-tons et en fait une gamme mineure.
Pour des raisons historiques trop longues à évoquer ici, il existe d’autres gammes mineures : en particulier la gamme mineure mélodique (ascendante et descendante) et celle qui nous intéresse ici : la gamme mineure harmonique.
Les tons et les demi-tons s’y succèdent comme dans la gamme mineure naturelle, sauf entre les degrés VI et VIII. La caractéristique de cette gamme mineure consiste en un intervalle d’un ton et demi situé entre ses sixième et septième degrés. C’est lui qui donne sa sonorité particulière à la gamme, consonance que l’on peut qualifier d’orientale.
Revenons pour conclure, sur notre Caterpillar. Voici l’harmonisation de la gamme de Do mineur harmonique :
DOm (ton) RÉm/5b (demi-ton) MIb5+ (ton) FAm (ton) SOL7 (demi-ton) LAb (ton et demi) SIm/5b (demi-ton) DO
On comprend alors mieux la grille, les accords appartenant à la gamme de DOm harmonique étant en caractères gras :
Couplet :
DOm (Im), DOm, SOL 7 (V7), SOL7 : gamme de DO mineur harmonique ;
LAm (IIm), RÉ 7 (V7), SOL (I), modulation en SOL majeur.
Refrain :
SOL7 (V7), DO (I), LAm7 (VIm), DO (I) : modulation en DO majeur ;
FAm (IV m), FAm, SOL7 (V7), SOL, SOL7, : retour à la gamme de DO mineur harmonique.
Caterpillar par le groupe Caterpillar
