A cause d'elles, Alain Souchon 2011
Publié le 11 août 2023, par Charles-Erik Labadille
Alain Souchon, comme son copain Voulzy, décide de graver son album de reprises ! Il a bien le droit, lui aussi, de s’offrir une petite pause après 12 albums sortis au fil de sa vie, imaginez, plus de 120 chansons ! Et ce ne sont pas des interprétations, ce sont des créations, ça torture beaucoup plus le ciboulot, ça a tendance à transformer l’artiste en sportif de haut niveau toujours en alerte, toujours sur le qui-vive, toujours prêt à courir après quelque chose, les meilleures idées, les meilleurs bons mots, les mélodies les plus fortes, les arrangements les mieux arrangés, les arrangeurs et les musiciens les plus costauds, athlétiques, toutes les salles de France… Voilà donc le lot du créateur qui doit également renouveler constamment sa cour aux muses qui elles aussi sont des rapides, aussi prestes à apparaître qu’à s’envoler sur un coup de tête ! Éreintant la création… Alors ce treizième CD, c’est récré et le chanteur pourtant âgé de 67 ans a décidé de retourner en enfance et de retrouver ses « dix ans ».

Cette décision de nous livrer les airs entendus et fredonnés dans sa prime jeunesse justifie à elle seule le principe des reprises dont nous avons pourtant dit qu’il peut également devenir un piège s’il n’est pas fédéré par une idée forte. Ce fil conducteur est bien là et donne une unité, une couleur personnelle à l’album. Ce n’est pas le bric-à-brac de la chanson de môme, le vide-grenier catastrophique emplis de tous les nanars juvéniles chinés au coin des rues anciennes ! Non, il y a dans À cause d’elles une ambiance nostalgique, un peu vieillotte mais obligatoirement pleine de poésie, et la poésie, l’imaginaire ne courent plus vraiment les rues à une époque où les rêves ne sont, bien souvent, que de la consommation passive et massive de hautes technologies. Les adaptations sont plutôt folks, ce qui convient bien à des chansons traditionnelles issues des milieux populaires. Certaines sont chantées a capella comme le faisaient jadis les conteurs de rue et comme cela se fait toujours, notamment en Bretagne.

Le choix des chansons enfantines, des comptines colle bien à l’univers de notre doux rêveur.
On pourrait presque comparer la démarche à celle d’un Sting qui, après Police, « Roxane » et « Every breath you take », bref du « lourd », sort en 2009 et chez Deutsche Grammophon s’il-vous-plaît ( ! ) If on a winter’s night…, « Si par une nuit d’hiver… », un album de vieux noëls anglais. De quoi désorienter son auditorat habituel même si, outre-Manche et outre-Atlantique, c’est une tradition chez les chanteurs connus de publier « leur » recueil de chants de Noël (entre nombreux autres, Dean Martin, Frank Sinatra, Elvis Presley, Diana Krall…). Mais là, il ne s’agit pas des reprises de « Jingel Bells », « Silent night » ou « White Christmas », en gros « Mon beau sapin », « Ô douce nuit » et « Petit papa Noël » (en français dans le texte) ! Non, il n’y a pas de titres vraiment connus dans ce If on a winter night , ce sont plutôt des chants d’hiver, plus sombres, d’influence celtique pour certains, présentés en petite formation acoustique que l’on pourrait presque qualifier de baroque, ce qui n’est pas sans accentuer le caractère profond et émouvant des morceaux où se pose la belle voix grave de Sting.
Simone, Alain Souchon 2011, extrait
The hurdy-gurdy man, Sting 2009, extrait
Les crapauds, Alain Souchon 2011, extrait
Christmas at sea, Sting 2009, extrait

Eh bien, il fallait s’attendre à quelque chose d’un peu similaire avec notre imprévisible Souchon qui n’allait tout de même pas nous servir du réchauffé, « Il pleut bergère », « Meunier tu dors », « Bonjour ma cousine » ou « C’est gugusse avec son violon »… Personnellement, nous ne connaissions que trois des chansons rassemblées dans À cause d’elles mais il est vrai que nous ne sommes pas une référence en la matière. Donc, outre cette surprise qu’offre la première écoute, il faut préciser encore que le prétendu recueil de chansons enfantines d’Alain Souchon, paradoxe oblige, ne s’adresse pas vraiment à des enfants ! Ou alors à ces petits un peu graves, sombres, mélancoliques, malicieux mais parfois cruels comme le deviennent souvent les hommes. Alors demander à Jean-Jacques Sempé d’illustrer le CD, voilà l’ultime bonne idée, car on ne peut guère faire mieux que ce dessinateur-poète pour « débusquer » nos petits et grands travers, toujours au travers d’un sourire bien sûr, mais parfois d’un sourire un poil grinçant !


À cause d’elles, ce n’est donc pas à cause des femmes comme pourrait le faire croire le titre de la jolie chanson sortie 6 ans auparavant (À cause d’elle), mais bien à cause de ces chansons qui nous ont façonnés dès notre prime enfance, et qui, pour le reste de nos vies, nous ont rendus songeurs, pensifs, astucieux, souriants, amers, taciturnes, saturniens, tristes…
Dans le genre des chansons « pas si douces » que ça, émouvantes et un peu amères, il y a donc : la chanson de « Marianne » (Max Jacob / Louis Bessières) qui se tue à cheval ; « Simone » qui est malheureuse comme les pierres car elle est amoureuse du curé et que ça ne se fait pas ; « Le petit Grégoire » enrôlé dans une guerre de Bretagne et tué d’une balle entre les deux yeux ; « Les crapauds » à qui les enfants jettent des pavés ; La mort de « l’ours » (Félix Leclerc) qui finit la patte prise dans un piège ; « La p’tite hirondelle » à qui l’on donne trois p’tits coups d’bâtons (comme au p’tit ministre…) ;
En sortant de l’école. Jacques Prévert /Vladimir Kosma. Alain Souchon 2011, extrait
Le jour et la nuit. Pierre et Alain Souchon, 2011, extrait

Bref, comme nous le disions, tout cela n’a rien de très rigolo et confinerait même au tragique. Heureusement qu’il y a aussi « En sortant de l’école » (Jacques Prévert / Joseph Kosma) « Les enfants sages » (Guy Béart), « Le jour et la nuit » (Pierre et Alain Souchon) pour ouvrir la porte du rêve, titiller l’imagination et nous remonter le moral. Sans parler de notre petit héros « J’ai dix ans » qui, comme un pied de nez, revient une nouvelle fois, trente-sept ans après sa première apparition et sans avoir pris une ride, pour refaire la part belle à la désinvolture et à l’espièglerie…
J’ai dix ans. Alain Souchon / Laurent Voulzy, 2011. Extrait
À cause d’elles a été publié et vendu au profit de la Ligue contre le cancer.
Le jour et la nuit, Alain Souchon, Pierre Souchon, 2011, tonalité SOL majeur
« Le jour et la nuit » est le seul titre original de l’album. Pierre Souchon a prêté la main à son vieux père pour cette chanson écrite en demi-teinte, ou plutôt entre blanc et noir, entre dure réalité et douces rêveries :
« Le jour on m’coll’ à l’écol’ Et j’vais au p’tit collèg’
Tout c’que le maîtr’ a dans sa têt’ On m’le mettra dans la mienn’
Napoléon les ancêtr’ de Cro-Magnon Déclinaisons conjugaison
Les mots leurs terminaisons Additions, soustractions
Au bout d’un moment, on s’ennuie… »
« Mais la nuit, la nuit Un grand oiseau capabl’
M’emport’ sur son dos bleu… »
« On s’lanc’ dans l’vid’ La nuit c’est moi qui décid’… »
Quelques dizaines d’années auparavant (1968), Jacques Dutronc avait déjà mis le doigt là-dessus, mais uniquement pour le jour avec « Fais pas ci, fais pas ça » (Lanzmann, Segalen) :
« Fais pas ci, fais pas ça Viens ici, mets toi là
Attention prends pas froid Ou sinon gare à toi
Mang’ ta soup’ allez bross’ toi les dents
Touch’ pas ça fais dodo Dis papa dis maman »
Alain Souchon, en 2011, passe la deuxième couche pour ces journées harassantes :
« Le jour, voulez-vous vous tair’ Le jour, rang’ tes affair’
T’as tes d’voirs à fair’ C’est la faut’ à Voltair’ »
La musique vraiment sympa, en ton de SOL majeur, est construite en 3 parties. Elle débute par le refrain (« Il y’a le jour, il y’a la nuit »), chanté joyeusement par un chœur d’enfants sur les accords : SOL (I), MIm (VIm), LAm (IIm), SOL, SOL, DO (IV), SOL. Puis vient le couplet (« Le jour on m’coll’ à l’écol’ ») plus monotone, avec juste deux accords (SOL, DO) et un récitatif sur un ton un peu morfondu d’Alain Souchon pour bien marquer l’ennui de la journée. Avec le pont consacré à la nuit, la mélodie explose, souriante, presque radieuse et se construit sur LAm (IIm), RÉ (V), SOL (I), et MI m (VIm) : c’est le retour à la vraie vie.
À cause d’elles a été publié et vendu au profit de la Ligue contre le cancer.